Homélie aux communautés de l’enseignement catholique – Octobre 2023

Chers amis, 

Permettez-moi de commencer par un souvenir personnel, celui de la supplique d’un jeune (15 ans), dans un village du Burundi : « Peux-tu me donner un livre ? Je sais lire, j’aime lire, mais il n’y a aucun livre à lire ici ». Trésor de la culture. Quand elle manque, vous êtes affamés. Éducateurs, vous êtes, en grande part, dispensateurs de la culture.  

C’est la première lecture, du livre de Néhémie, qui me suggère ce rappel. La Bible est un livre de livres. La religion judéo-chrétienne s’appuie non sur des incantations, des transes ou des pratiques occultes, mais sur un livre, écho d’une Révélation. Le texte dit : Esdras ouvre le livre, de façon solennelle. Un livre, ce n’est pas rien. Quand il ouvrit le livre, le peuple se mit debout. Le livre impose le respect. Esdras fit la lecture depuis le lever du jour jusqu’à midi, en présence des hommes, des femmes et de tous les enfants en âge de comprendre. Par la lecture, des heures durant, se réalise une transmission collective, un acte de tradition qui unifie le Peuple, hommes, femmes, enfants (la culture est pour tous) en une communion. Le Peuple écoutait. Écoute, Israël ! C’est le premier des commandements de Dieu dans la Bible. Écoute d’abord ! Et le texte continue en donnant une place insigne aux enseignants : Esdras lisait un passage dans le livre la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens et on pouvait comprendre. Compétence nécessaire du lecteur, des traducteurs, de ceux qui « donnent le sens », conscients d’un acte solennel, et bonheur du Peuple, joyeux de comprendre : Puis tout le peuple se livra à des grandes réjouissance ; en effet, ils avaient compris les paroles qu’on leur avait fait entendre.  

Intéressant, non ? Savoir écrire, avoir une mémoire qui traverse les âges, transmettre le ‘savoir écouter’, le ‘savoir écrire’, le ‘savoir lire’, le ‘savoir comprendre’ et interpréter, cela nous vient en grande partie du judaïsme, de ses prophètes, ses prêtres, ses scribes, ses lévites, ses rabbins et des écrivains chrétiens du Nouveau Testament qui ont pris le relai pour transmettre l’Évangile… transmission qui s’est prolongé dans l’histoire (on pense ici au fabuleux travail des moines de Corbie et à leur diffusion de l’écriture caroline). C’est eux qui ont choisi et voulu la culture écrite et sa transmission à tout un peuple. Ils avaient été formés pour une mission essentielle : transmettre à tous une parole sacrée. Vous êtes les scribes, les lévites, les rabbins, évangélistes et moines copistes de notre temps. Vous lisez, vous faites lire, vous transmettez, vous interprétez et donnez le sens. Ce faisant, vous ouvrez des jeunes à la vie. Vous les faites grandir, souvent sans qu’ils aient conscience du don reçu. Qui osera dire, à l’heure de la bascule de civilisation que nous vivons, quand nos peuples ne veulent plus faire d’enfants (moins 20% de naissances en France en 10 ans !), à l’heure des régressions possibles de l’intelligence populaire, victime du paradigme technologique aux mains des puissants, qui osera dire que nous n’avons pas, dans les écoles, une responsabilité, une mission complexe certes, sérieuse, cruciale pour les générations à venir ? Permettez-moi de citer deux auteurs récents qui sollicitent notre mission d’éducateurs chrétiens :  

Olivier Hamant dans son Antidote au culte de la performance (août 2023), nous alerte et invite à susciter, avec espérance, une société de la robustesse au milieu des fluctuations à venir : « Nous sommes devenus des êtres de plus en plus « performants », mais est-ce en humanité ? ». Dans une société, et des écoles, de la compétition, de la performance et du contrôle, on dépasse les autres, « tenus par un wifil à la patte ». Dans la société, et l’école de la coopération, de l’apprentissage, des interactions on se   dépasse avec l’aide des autres.  

Le sociologue allemand Harmut Rosa (il nous avait déjà fait bien réfléchir, en 2010, avec son livre Accélération), dans un essai récent : Pourquoi la démocratie a besoin de la religion ?  rappelle la nécessité de la religion en notre temps, pour ne plus être dans l’obsession du « ce que je dois faire » du matin au soir mais pour apprendre à s’arrêter (un moment dans la journée un jour dans la semaine – le jour du Seigneur, le Shabbat -),  à retrouver une écoute, des rythmes, des rites qui nous sortent de la volonté de puissance et de maîtrise, de ce rythme effréné où je m’use et me perds. La vie est rencontre, de Dieu et des autres. « Nous avons besoin de la religion : la démocratie ne fonctionne pas sous la modalité de l’agressivité », ou de la performance à tout prix. « Là où je m’arrête, et dresse l’oreille, là je me laisse atteindre par quelque chose, la fréquence de ma respiration change, le rythme cardiaque, la résistance de la peau et la libération des hormones sont altérées. Nous réagissons à l’appel, nous en faisons quelque chose, et nous nous sentons vivants à cet endroit-là »1. « La religion, – écrit encore Harmut Rosa – est une force, elle dispose d’un réservoir d’idées et d’un arsenal de rituels, avec ses chants, ses gestes, ses espaces, ses traditions et ses pratiques appropriées, qui permettent de sentir et de donner du sens à ce que veut dire être appelé, se laisser transformer, être en résonance (…). Si la société perd cela, elle sera définitivement perdue. C’est pourquoi la réponse à la question de savoir si la société d’aujourd’hui a encore besoin de l’Église ou de la religion ne peut être que oui ! » (p. 75).  

La religion, c’est ce qui relie, ce qui recueille le meilleur pour en faire une offrande. Ce qui nous relie entre nous et nous unifie. Ce qui relie la terre au ciel. Or « tout est lié », dit le pape François dans Laudato si, et dans son prolongement publié hier sous le titre Laudate Deum (Louez Dieu). « Tout est lié » et « nous ne pouvons pas nous sauver les uns sans les autres » ajoute-t-il. Dans un monde où tout semble délié, éclaté, dispersé, manquant de sens, de cohérence, où nous croulons sous les circulaires et les injonctions contradictoires, symptômes d’une société sans paix du cœur ni liberté intérieure, l’heure est à faire communauté, à donner du sens, à transmettre ce qui, dans nos traditions, est le plus précieux, ce qui construit, ce qui édifie… Rude tâche : pensons à tant de jeunes, immergés dans une culture où nous nous noyons plus vite qu’eux. Pourtant notre devoir est d’être pour eux le rocher qui les empêchera d’être engloutis. 

Nous rejoignons ici l’envoi en mission par Jésus des 72 disciples, (l’Évangile de ce jour). La mission, non le prosélytisme, l’embrigadement ou le vernis religieux qui ne tient pas plus que le temps d’une heure de KT ou de messe. Une mission pour relier, unifier, interpréter, faire émerger le sens, susciter de l’espérance, en lisant et interprétant l’Évangile, chaque fois que possible. La raison d’être de l’Église, c’est la mission. L’Église est mission, envoyée dans le monde. Les écoles catholiques sont intégrées dans ce peuple en mission. Chaque école est missionnaire et prend sa part de la mission. Chacun de nous, comme baptisé, nous recevons dans la foi, la certitude que la rencontre de l’autre et la recherche de son bien, sont aussi un chemin de connaissance et d’accomplissement de soi. Il n’est pas toujours gratifiant d’aller à la rencontre des autres, de vouloir leur bien et d’essayer de faire communauté avec eux. Cela demande bien des renoncements, d’avaler des couleuvres parfois, d’être dépouillé de ce qu’on pensait être vrai, d’apprendre à communiquer sans violence. Dites « Paix à cette maison… S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui… sinon elle reviendra vers vous. Jésus n’ignore pas que vivre la rencontre de l’autre, favoriser les interactions, faire famille, tout cela peut être un échec. Il n’a jamais caché que la mission n’est pas une sinécure. Il a même annoncé aux siens une possible persécution. C’est bien le paradoxe de la mission : il s’agit d’annoncer une bonne nouvelle de libération, de guérison, de croissance, d’espérance au nom de Jésus, mais tout le monde n’est pas prêt à l’accueillir. La foi est comme l’amour, elle ne peut s’imposer mais elle doit cependant se déclarer comme une flamme, elle doit donner des signes sous forme d’appel, d’invitation.  

Hier à Rome, le Pape François a célébré la messe d’ouverture du synode sur la synodalité. Dans la procession d’entrée, des hommes et femmes de toutes nationalités, des baptisés laïcs, des religieuses, des prêtres et évêques vont discerner pendant ces trois semaines d’octobre 2023 (et idem 2024). Ils vont se mettre à l’écoute des uns des autres, attentifs à ce qui vient de l’Esprit Saint, pour contribuer à édifier une Église qui porte haut la Parole de Jésus au monde de ce temps. Ils sont le signe des hommes et femmes de culture que nous sommes, capables de lire, de transmettre, d’interpréter… pour conduire le peuple de Dieu sur un chemin de joie. Vous, les nouveaux chefs d’établissement, recevez une responsabilité forte dans cette mission aujourd’hui. Et avec vous, nous renouvelons notre propre engagement d’hommes et femmes baptisés, en mission. Et c’est source d’une grande joie. Amen.  

1 Hermut Rosa, Pourquoi le démocratie a besoin de la religion. Ed. La découverte. 2023. P.60-61. Voir aussi du même auteur, même Edition, l’ouvrage Accélération. Une critique sociale du temps. (2010)