Homélie du Congrès Mission Lille 2023

Messe au Congrès Mission de Lille. Homélie de Mgr Gérard le Stang, évêque d’Amiens

Frères et sœurs,

Ouvrez bien vos oreilles à ce que je vous dis maintenant. Cette parole, qui est autant une injonction qu’une supplication, n’est pas de moi mais de Jésus à ses disciples. Nous venons de l’entendre. Elle n’est pas de moi mais elle est pour moi, pour nous et pour notre monde. Jésus s’adresse à des hommes insécurisés et inquiets. Ils sont certes devenus ses disciples avec enthousiasme. Ils admirent leur maître, ses paroles, ses miracles et la manière dont il chasse les démons. Mais eux-mêmes ne font pas de miracle : dans le passage qui précède dans l’Évangile, ils n’ont pas su guérir l’enfant possédé et Jésus s’en est agacé en disant : « génération incroyante et dévoyée, combien de temps vais-je rester près de vous et vous supporter ? » (Lc 9, 41). Quand Jésus leur parle de la croix, sa parole leur reste voilée. Ils sont incapables d’intégrer cette perspective dans leur expérience religieuse, et même cela leur fait peur. Ils ont peur de l’interroger. Et comble de la bêtise, dans le verset qui suit ce passage, pour se libérer sans doute de leur fragilité face à cette distance qui se creuse à l’égard de leur maître, ils se mettent à discuter entre eux pour savoir qui est le plus grand. Jésus place alors un enfant au milieu d’eux, comme modèle d’ambition, ce qui achève de les rendre perplexes.

Cette impuissance à faire des miracles, ce désarroi face au mystère de la croix annoncé ou vécu, cette anxiété qui conduit à se prendre pour des géants alors que nous ne sommes que des nains, tout cela nous traverse aussi. Le ressenti des disciples est souvent le nôtre. Nous passons tous par là ou nous allons le faire. Dieu nous déroute et nous désarme. Pourquoi ? Pour nous aider à intégrer la conviction de Jésus : « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit. En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. » (Jn 15,5). Ni par puissance, ni par force, mais par l’Esprit du Seigneur. Le Seigneur prend son temps pour faire de nous des disciples du crucifié, assumant notre propre croix, voie âpre mais nécessaire non pas pour faire le missionnaire, mais pour l’être.

C’est le patient travail de l’Esprit Saint qui nous permet d’embrasser la Croix. L’Esprit donne de comprendre avec Saint Paul que par la Croix, Dieu efface le billet de la dette qui nous accable, qu’il dépouille les Puissances de l’univers et les traine dans le cortège triomphal du Christ. (Col 2,14-15). Ouvrez bien vos oreilles à ce que je vous dis maintenant : le Fils de l’Homme va être livré aux mains des hommes, dit Jésus. Il dit ce qui va se passer. Et c’est ce qui s’est passé.

Dans un petit essai récent au titre Pourquoi la démocratie a besoin de la religion ? le sociologue allemand Harmut Rosa, (qui nous a fait si bien réfléchir avec son livre Accélération), invite notre monde à dresser l’oreille, à écouter, à se laisser toucher, par la parole qui attend notre réponse intérieure. « Là où je m’arrête, et dresse l’oreille, là je me laisse atteindre par quelque chose, la fréquence de ma respiration change, le rythme cardiaque, la résistance de la peau et la libération des hormones sont altérées. Nous réagissons à l’appel, nous en faisons quelque chose, et nous nous sentons vivants à cet endroit-là »1. L’attention à la présence en nous des vibrations d’amour de la Sainte Trinité, nous entraîne là où nous ne pensions pas aller. Elles nous libèrent de l’accélération de nos vies qui nous rend si agressifs ou fatigués, selon les jours. Ouvrez bien vos oreilles à ce que je vous dis maintenant. Jésus nous entraîne hors de nous-mêmes pour nous aider à nous retrouver nous-mêmes. Il nous attire hors de ce que nos oreilles écoutent en boucle et qui ne dit rien. Il nous appelle à entrer dans le mystère de la Parole. Ouvre l’oreille veut dire : ouvre ton cœur ! dispose ton âme, apaise ton corps. Je te parle ! De cette Parole que Saint Jérôme passa sa vie à traduire, commenter, et assimiler. La Parole de Jésus. La Parole qu’est Jésus. La Parole faite chair et devenue Pain de Vie pour la multitude.

« La religion, – écrit encore Harmut Rosa – est une force, elle dispose d’un réservoir d’idées et d’un arsenal de rituels, avec ses chants, ses gestes, ses espaces, ses traditions et ses pratiques appropriées, qui permettent de sentir et de donner du sens à ce que veut dire être appelé, se laisser transformer, être en résonance (…). Si la société perd cela, elle sera définitivement perdue. C’est pourquoi la réponse à la question de savoir si la société d’aujourd’hui a encore besoin de l’Église ou de la religion ne peut être que oui ! » (p. 75).

Voilà pourquoi il faut dépasser nos timidités, sous couvert de respect. Notre société atteint un point limite dans son assèchement. Elle a un intense besoin de recevoir davantage de beauté – de poésie et de musique -, de bonté, mais aussi les mérites de la Croix du Sauveur, l’amour extrême de Jésus, offert à tous, bras ouverts, éternellement. Que le prophète Zacharie nous enflamme donc de son Espérance, comme il le fit pour ses frères juifs qui, en exil et même au retour d’exil, se demandaient : « Dieu est-il encore présent à notre destinée ? » et voulaient reconstruire a minima la maison du Seigneur. Mais bien sûr qu’il est présent à notre destinée ! dit l’ange au prophète. Faites de Jérusalem, et faites de l’Église, icône de la Jérusalem céleste, une ville ample, large et longue, une ville ouverte à cause de la quantité d’hommes et de bétail qui la peupleront, une ville qui rassemble les nations, entourées de la muraille de feu de la Gloire de Dieu. Et alors, génération incroyante et dévoyée, égarée, vulnérable, fatiguée ou errante, tu comprendras que le Seigneur de l’univers m’a envoyé vers toi.

Frères et sœurs, ouvrez bien vos oreilles à ce que je vous dis maintenant. C’est le temps du silence, de l’écoute, le temps de se poser et d’ouvrir les oreilles de notre cœur. Une Parole est déposée en nous, comme un germe qui va grandir, comme une source, de laquelle jaillira le cri de la foi, le kérygme. Elle transformera notre corps fatigué ou nos flemmes de post-confinés, en ardeur de disciples missionnaires. La résonance de l’amour infini de Dieu en nous nous dispose au miracle. Que le Nom du Seigneur soit béni. Amen

1 Hermut Rosa, Pourquoi le démocratie a besoin de la religion. Ed. La découverte. 2023. P.60-61. Voir aussi du même auteur, même Edition, l’ouvrage Accélération. Une critique sociale du temps. (2010)