Homélie du jeudi saint de Mgr Le Stang – 2023

Dans l’évangile du mardi saint, nous avons lu le passage de l’évangile de Jean où Jésus, à quelques heures de sa mort, est entouré des siens, dans un climat tendu et même tragique. Auprès de lui, se trouve Judas, dont il sait quel geste il va commettre et à qui il dit : ce que tu as à faire, fais-le vite. Et Judas sort dans une nuit devenue ténèbre. Et puis, il y a Pierre à qui il déclare : le coq ne chantera pas avant que tu m’aies renié trois fois. Sans qu’ils soient nommés, on peut penser aux 10 autres : Jacques et Jean qui voulaient siéger à sa droite et se seront vite carapatés, comme leurs comparses qui ne valent guère mieux. Et pourtant, médusés, ils le voient s’agenouiller devant eux et leur laver les pieds. Interloqués, ils l’observent prenant du pain et disant : ceci est mon corps livré pour vous. Faites cela en mémoire de moi. Il le fait pour ses apôtres qu’il persiste à appeler mes amis, y compris Judas. Ces amis si chers, ces disciples, pécheurs comme le reste de l’humanité, et peut-être plus car si proches de Lui, et pourtant incapables de croire en cet amour fou qu’avec son Père, Jésus veux révéler.

Dans cet incroyable drame où ses proches le lâchent, Jésus se livre pour eux. Il s’abaisse en toute amitié, prenant la condition d’esclave. Il ne désespère de personne. Dans peu de temps, à distance, ils le verront sur la croix, élevé de terre, cet homme au cœur transpercé sur qui ils avaient tant misé et qui semble avoir tout perdu. Ils le verront être livré, apparemment en pure perte, dans l’échec apparent de sa mission et l’horreur de ce supplice ignoble dont les romains avaient le secret. Avant longtemps, ils ne comprendront rien de ce qui se révèle sous leurs yeux. Ils ne verront pas la Croix comme Révélation de l’Agneau immolé, comme Manifestation de l’Innocent qui, sans besoin d’être sauvé lui-même, donne pourtant sa vie pour le salut de la multitude, en rançon pour elle. A qui paie-t-il la rançon ? Allez savoir. Il y met le prix, et quel plus grand prix que d’offrir sa vie de Fils de Dieu ?

Nous qui faisons mémoire de ces événements, nous savons bien que nous ne sommes pas meilleurs que ces 12 qui entourent l’Agneau de Dieu sans comprendre le drame qui se joue sous leurs yeux. C’est la Résurrection qui leur fera adorer et bénir Jésus « qui nous a rachetés par sa sainte croix ». En leur lavant les pieds, en se livrant dans une humble hostie et un peu de vin, en pleine lucidité et conscience de ce qui l’attend, il leur donne la clé de compréhension de ce mystère d’amour ineffable. Lui, le Fils, vient guérir l’humanité de la profondeur de son aveuglement, de son refus de voir et d’accueillir celui qui seul, peut nous apporter la Paix. La Croix est l’eucharistie de Jésus, son Oui au Père, son service humble, son sacrifice d’amour que dans chaque messe nous rendons actuel, présent, agissant. La Croix, est tout à la fois lieu d’horreur et de révélation de la gloire divine. Le bénéfice de ce sacrifice est tout entier pour nous, car Jésus est innocent. Il n’a offensé personne, mais il s’est donné gratuitement pour que, par pure grâce, nous puissions dire : il m’a aimé et s’est livré pour moi. « Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi » écrira Blaise Pascal dans ses Pensées Et il ajoutait, toujours en faisant parler le crucifié : « « Je te suis plus ami que tel ou tel ; car j’ai fait pour toi plus qu’eux, et ils ne souffriraient pas ce que j’ai souffert pour toi et ne mourraient pas pour toi dans le temps de tes infidélités et cruautés, comme j’ai fait et comme je suis prêt à le faire et le fais dans mes élus et au Saint Sacrement ».

Frères et sœurs, l’eucharistie n’est pas un simple rassemblement convivial où notre cœur vibre pour des raisons esthétiques ou politiques. Elle est le lieu du sang versé, de la violence aveugle dont l’amour triomphe, de la vie brisée dont Dieu seul peut recoller les morceaux, des communautés déchirées dont le Christ veut faire son corps, des angoisses et souffrances humaines que l’amour vient transcender. Elle est le lieu de l’injonction au service, des pieds lavés, des pauvres servis, des puissants défaits, des pécheurs confondus. Elle ouvre nos yeux sur la réalité de ce monde malade et pécheur que Jésus vient servir, guérir, et sauver. Elle nous nourrit et nous abreuve du corps et du sang du Rédempteur, de la puissance de son pardon et de sa consolation, de l’effusion de son Esprit, pour oser et pouvoir affirmer en ce monde que l’amour seul est digne de foi.

En cette célébration de la Cène, nous comprenons mieux le paradoxe et l’inouï de la foi chrétienne. La vie chrétienne est bien loin d’une religion républicaine ou laïciste qui impose un ordre social contestable. Elle ne se satisfait pas non plus d’une religion de valeurs consensuelles qui n’engagent à rien sinon à penser comme tout le monde. Elle nous mène plus loin, au paroxysme d’une vie livrée par amour, à un Dieu qui ne se résigne pas à la médiocrité, aux paresses et à l’immoralité des hommes. Elle nous délivre de ce qui empêche la lucidité sur Dieu et un regard réaliste et sensé sur le monde où nous vivons et les civilisations que nous faisons naître. Oui Dieu existe, et il est amour sans limite. Oui, chacune de ses créatures a été désirée pour elle-même, pour accomplir une vocation unique, une mission unique, un unique destin d’homme ou de femme, élu de Dieu, sur cette terre. Oui, il y a un lien entre l’abandon des pauvres et la désertion des assemblées dominicales. Oui, celui qui communie avec ferveur au Corps de Jésus, non pas par fanatisme ou bigoterie, mais en y engageant tout son être, en ressort transformé et sanctifié. Il sait ce que Dieu attend de lui, et qui est tout autre chose que de vivre à la surface de soi. Il découvre l’appel au don de son être pour que ce monde bénéficie du sacrifice d’amour du Prince de la Paix, et communie à son éternité.

Heureux êtes-vous si vous le faites, dit Jésus à ses apôtres. Heureux sommes-nous, en particulier, si Jésus donne à ce monde des apôtres, des évêques et des prêtres, qui entrent, chaque jour davantage, dans la chair de ce mystère, en y engageant leur propre chair. En ce jour, Jésus institue l’eucharistie mais aussi le sacerdoce. Il sait les évêques et les prêtres aussi misérables que les autres, mais il veut dire pourtant de façon intime et privilégiée : mes amis. Il attend d’eux d’être des hommes aptes à comprendre ce que par leurs paroles et leurs mains, ils sont appelés à devenir : le visage de la miséricorde divine, de la chasteté et de l’obéissance divine, ces pécheurs pardonnés qui, par la grâce de l’ordination, livrent leur vie en sacrifice d’amour, unis à l’homme au cœur transpercé en qui ils reconnaissent Dieu lui-même. Que le don du sacerdoce, Seigneur, par ton mystère pascal, continue d’être suscité pour que chaque baptisé puisse s’unir à toi et devenir serviteur de ta joie en ce monde ! Oh Seigneur ait pitié de nous, au seuil de la nuit de ton agonie. Entraîne nous tous, en cette eucharistie où tu livres ton corps et ton sang pour nous, vers la joie intense d’être bénéficiaires et témoins de son salut. Amen.

+ Mgr Gérard Le Stang

A la cathédrale Notre-Dame d’Amiens, le jeudi saint 6 avril 2023