Homélie de Mgr Le Stang pour la célébration des Cendres à la cathédrale d’Amiens

Chers frères et sœurs,  

Nous avons l’habitude de parler du carême comme d’un chemin de conversion. Il ne s’agit pas bien sûr du passage de l’athéisme à la foi, conversion première qui est don de Dieu. Les conversions dont nous parlons, recouvrent dans la Bible, trois facettes, dont se font écho les lectures de cette messe des Cendres :

Le premier sens signifie « rebrousser chemin », revenir vers… Dans la lecture du livre de Joël, nous venons d’entendre : revenez à moi, de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes, et le deuil… revenez au Seigneur notre Dieu car il est tendre et miséricordieux. Le chrétien, que nous sommes, a l’honnêteté de regarder sa vie avec lucidité et l’humilité de dire : « J’ai pris une impasse, un chemin de perdition, il me faut rebrousser chemin ». Des pratiques, des habitudes, des oublis, une manière de parler ou de juger, une indolence ou une paresse, un choix de vie erronée, une pratique morale douteuse… avec des signes qui ne trompent pas : un manque de joie, une tristesse, du découragement. Bien des aspects de notre vie peuvent nous faire conclure : « Je suis dans une impasse. Il me faut revenir à la source, au cœur de ma foi ». Le carême est fait pour cela. 

Le second sens du mot conversion, recouvre le fait d’avoir le regret du mal commis, le repentir, qui rejoint aussi (en hébreu) le désir d’être consolé par Dieu. C’est bien le sens de la metanoia (mot grec) à laquelle nous appelle Saint Paul en nous disant : Au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. Le carême est un chemin de pénitence et de réconciliation. Il est pour cela le temps favorable par excellence. Pénitence et réconciliation, c’est le nom donné au sacrement du pardon. Les 40 jours de carême ouvrent un long processus de réconciliation avec Dieu et ses frères et sœurs, un temps pour s’ouvrir au pardon de Dieu et le donner aux autres. Au cœur de ce processus, le sacrement prend toute sa place pour retrouver la pureté de notre baptême et la joie d’être disciples-missionnaires de Jésus Vivant. Il est venu le temps du repentir, peut-être pas de rebrousser chemin mais de changer de direction, pour ne pas s’isoler des autres et continuer de marcher ensemble sous le regard de Dieu. 

Le troisième sens du mot conversion recouvre l’acte de chercher Dieu de tout son cœur pour le trouver. Non pas un retour sur sa vie, mais un élan vers l’avenir de Dieu, vers la lumière pascale. Je cherche Dieu, et plus encore, Lui me cherche.

C’est bien l’accent de l’Évangile de cette messe d’entrée en carême. Jésus ne prêche pas d’abord sur les pratiques religieuses traditionnelles : prier, jeûner, partager… mais sur le fait que Dieu voit dans le secret et que tout cela doit être vécu avec un profond désir d’abandon entre les mains du Père, sans étaler la ferveur de cette quête ardente. Il y a certes un appel à vivre le carême en Église. Le prophète Joël dit : réunissez le peuple ! Tenez une assemblée sainte ! Il est plus facile de se convertir quand on a la franchise de dire aux autres : je ne suis pas fier de moi, j’ai besoin de changer de direction, aidez-moi à retrouver le désir de Dieu. Ensemble, en assemblée priante, en fraternité qui partage la parole… on peut avancer plus facilement. Mais c’est chacun dans le fond de sa conscience qui doit rejoindre Dieu qui attend le oui de son saint abandon.

Il revient bien sûr à chacun de prendre les dispositions concrètes à vivre durant ce carême. L’essentiel est d’y grandir en justice et charité, en amour de Dieu et de ses frères. A quoi servirait de faire effort si cela nous rend impatients, colériques, ou repliés sur nous-mêmes ? Le carême est comme un entraînement sportif. Il demande des efforts mais est stimulant et même euphorisant si on le vit avec des amis ou des frères et sœurs chrétiens.

Je propose simplement deux points d’attention possibles :

– Le premier porte sur la maîtrise des sens, notamment sur le rapport à la nourriture. Dans ses « règles pour bien agir », Saint Ignace de Loyola évoque l’importance d’une nourriture sobre et simple, l’art de manger avec calme et sans excès si ce sont des plats raffinés, la juste distance avec son propre appétit et les tentations d’en prendre trop. Cela peut faire sourire, mais quand on y pense, le rapport à la nourriture reste un test significatif de la maîtrise de nos sens et de la manière dont on est maître de soi, « seigneur de sa vie » dit encore Ignace, pour mieux dire la liberté royale à laquelle est appelé le disciple du Christ qui n’est esclave de rien ni de personne.

– Le deuxième point d’effort ne vous surprendra pas car il est dans tous les esprits. Il s’agit de notre rapport au numérique, au digital, aux réseaux sociaux, à internet ou parfois simplement au téléphone portable. Il y a 50 ans, tout le monde fumait : dans les salles de cours ou de réunion, dans les maisons ou les voitures, en présence de ses amis ou de ses enfants, et même dans les sacristies. Il en fallu du temps pour mesurer que cela nous détruisait, et pourtant nous avons évolué. Aujourd’hui, les « outils » numériques fort utiles et au potentiel formidable, affectent cependant, par leur envahissement sans recul dans nos existences, notre vie sociale et familiale. Ils saturent nos esprits et nos imaginations d’images ou de sons souvent sans intérêt, parfois vulgaires, voire obscènes ou pornographiques. Cette invasion qui atteint nos âmes et notre capacité à aimer, prend toute la place et atteint toutes les générations. A la différence du tabac, elle peut même occuper les églises ! Il n’est pas rare d’entendre des téléphones sonner, de voir quelqu’un envoyer un sms ou consulter ses alertes…en pleine célébration. C’est dire les pédagogies que nous avons à inventer, les soutiens mutuels que nous devons nous apporter, la franchise que nous devons avoir pour nous libérer de l’emprise des GAFA et rebrousser chemin. C’est une voie difficile, mais comme chrétiens, nous ne sommes pas sans atouts pour cela. Le carême, ce sont 40 jours favorables pour s’y mettre. Personne ne le fera à notre place.

A Pâques, plus de 75 adultes recevront le baptême et communieront au Corps du Seigneur, et aussi des dizaines de lycéens, de collégiens et d’enfants en âge scolaire. Plus de 60 des adultes concernés ont entre 20 et 40 ans. Dans quelle Église entreront ces ouvriers de la 11° heure ? Celle que nous formons ensemble, dans nos assemblées du dimanche notamment. Dieu s’y donne à nous chaque dimanche et nous envoie témoigner de Lui au cœur de notre vie. Comment va cette Église ? Elle va comme va notre foi. Elle se tient comme se tient le comportement chrétien de chacun d’entre nous. Pour accueillir les nouveaux baptisés de Pâques, pour qu’ils prennent leur place dans nos communautés, voire pour qu’ils nous remplacent, il faut rendre l’Église belle. Le carême est fait pour cela : un temps pour rebrousser chemin si nous faisons le mal, un temps pour prier et jeûner, un temps pour des actes de bonté, et aussi un temps pour briser l’inacceptable du péché, s’il s’est introduit dans nos vies. Alors, pour rendre l’Église et chacune de nos personnes éclatantes de la lumière pascale et du feu de l’Esprit Saint, en avant. C’est maintenant le temps favorable. Amen.

Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens