Homélie de la Toussaint

144 000. C’est le nombre, nous dit la première lecture tirée de l’Apocalypse, de ceux qui sont marqués du sceau du Dieu vivant (Apocalypse 7,2). Bien des sectes et groupes religieux se sont prévalus de ce nombre limité d’élus (les témoins de Jéhovah, par exemple, au début du moins. Mais quand ils ont dépassé les 144 000 membres, il a fallu rectifier le tir).

En ce jour de Toussaint, ce nombre symbolique et mystérieux évoque certes les 12 tribus d’Israël, dont les membres seront sauvés en grand nombre, mais le regard s’élargit : grâce à la mission de l’Église fondée sur la foi des 12 apôtres, transmise à leurs successeurs et à tout le Peuple de Dieu, ce ne sont pas seulement 12X12 000 = 144 000 mais une foule immense (dit la suite du texte), des juifs et des non-juifs, qui seront marqués du sceau du Dieu vivant et qui chanteront au ciel la gloire de Dieu. Ce sceau du Dieu vivant était souvent entendu, aux origines chrétiennes, comme synonyme du baptême. Saint Paul dit qu’en recevant l’Esprit Saint, une personne est marquée du sceau de Dieu (2Co 1,22, Eph 1, 13 et 4,30). En lui, vous aussi, après avoir écouté la parole de vérité, l’Évangile de votre salut, et après y avoir cru, vous avez reçu le sceau de l’Esprit Saint. (Eph 1,13), dit-il.

L’Apocalypse dit aussi, à propos de ces élus, qu’ils sont non seulement marqués du sceau, mais aussi qu’ils viennent de la grande épreuve. Leur robe a été lavée par le sang de l’agneau. Allusion, sans doute, à ceux qui ont accueilli le salut de Dieu, en Jésus, qui a donné sa vie pour nous sur la Croix. Les croyants, certes, qui ont essayé d’être fidèles à la foi de leur baptême, en parole et en actes. Et aussi, mystérieusement, sans que nous puissions en juger, tous ceux que Dieu appelle à lui, selon le discernement de son cœur. En effet, dit le Concile Vatican II, « puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » (Gaudium et spes 22 §5)… c’est-à-dire associé à ce mystère de passage de la mort vers la vie éternelle, vers la sainteté de Dieu.

Voyez donc, frères et sœurs, quand nous prononçons aujourd’hui le mot Apocalypse dans la société, cela peut effrayer et évoquer un avenir sombre et à court terme, ce que ressentent beaucoup de nos contemporains. Mais dans la Parole de Dieu, c’est l’inverse : l’apocalypse est une parole d’espérance pour la multitude des saints que Dieu appelle à lui : les apôtres, les martyrs, les prophètes, et tous ceux qui d’une manière ou d’une autre, donnent leur vie en sacrifice d’amour pour leurs frères ou, en conscience, pour ce qui semblait être la vérité profonde de leur existence et du monde.

Cette fête de Toussaint est ainsi une fête de l’Espérance. D’elle se dégage une atmosphère de joie profonde dont témoigne aussi l’Évangile du bonheur, des Béatitudes, entendu à l’instant. Les temps bibliques n’étaient pas plus faciles à vivre que les nôtres : guerres, famines, invasions, cruautés diverses… Rien ne nouveau sous le soleil. Sauf cette petite communauté des disciples du Crucifié qui proclamaient, à la suite de leur maître : heureux les pauvres, des ouvriers de justice, les artisans de paix, ceux qui pleurent et compatissent, ceux qui endurent des souffrances pour le nom de Jésus. Cette communauté est devenue la grande Église mais son message reste une petite musique que le monde peine à entendre et à vivre, la musique de la sainteté, celle du Royaume de Dieu.

Notre baptême est vocation à la sainteté. Marqués du sceau de l’Esprit et vivant dans l’esprit des Béatitudes, nous vivons nos existences comme une Pâque, un passage de la croix à la plénitude de la Vie en Dieu. Beaucoup de frères et sœurs baptisés ont vécu cette sainteté de l’Évangile, parfois au prix de leur vie. Ils sont devenus semblables à Jésus dès cette vie, et désormais, nous le croyons, ils le voient tel qu’il est. Bien d’autres, aujourd’hui encore, vivent cette foi dans des conditions terribles : pensons à la petite communauté chrétienne de Gaza, quelques hommes et femmes, des sœurs de Mère Térésa et autres, terrés dans leurs abris ou leurs églises, sont resté par solidarité avec les anciens et les handicapés, sans eau et sans nourriture, attendant la mort d’une façon qu’ils pensent quasiment certaine, la foi chevillée au cœur. Que le Seigneur ait pitié d’eux dans leur union à la croix de Jésus. Que le Seigneur ait pitié de notre humanité entière, si lente à sortir de la barbarie.

L’espérance que donne la perspective de voir Dieu, dans son amour éternel, face à face, lui, notre Seigneur et notre juge, oriente nos pas et nos choix de vies. Nous ne pouvons pas vivre comme des âmes errantes, sans but, sans espérance, distillant notre tristesse. Un souffle nous traverse qui nous fait poser sur toute vie humaine un regard d’espérance. Un regard de Toussaint. Un regard obstiné dans le désir d’être doux et ne n’avoir d’autre véhémence que celle de la bonté. Nous sommes choisis, frères et sœurs baptisés, pour une mission impossible, celle de chercher dans le labyrinthe des impasses humaines, la voie de la sainteté, celle de la charité intense et du pardon. Beaucoup de baptisés y renoncent, gardons-nous de les juger. Suivons simplement l’étoile des saints, et prions pour que tous ceux qui meurent rejoignent leur cohorte. Amen.

+ Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens