Homélie pour la 18ème assemblée mondiale CVX – Août 2023 – Amiens

Pour parler de sa mission de serviteur, et de la fécondité de notre mission, Jésus prend parle d’un « grain de blé tombé en terre ». En cette région qui vous accueille, cette image parle : les agriculteurs y moissonnent en ce moment, sur des terres très riches – en se jouant des caprices du climat -, des centaines d’hectares de céréales, si précieuses à la vie des hommes. La guerre entre russes et ukrainiens est aussi une guerre du blé et un enjeu alimentaire mondial. Des grains de blé tombé en terre dépend l’avenir de bien des gens.  

Sombre destin du grain de blé : tomber en terre pour y mourir. La perspective pourrait ne pas réjouir. Et pourtant, retrouver la terre, n’est-ce pas ce que nous avons à vivre de mieux pour éprouver l’espérance du ciel. Le philosophe Bruno Latour (récemment décédé) a écrit un livre dont le titre est : Où suis-je ?1  Drôle de question. Sur terre, répond notre auteur. Qui suis-je ? Un terrien ! Aux générations passées qui se pensaient « à l’étranger » au-delà des limites de leur village, fait suite un homme qui mesure l’exiguïté de sa planète, et qui découvre, inquiet, que la terre, conquise de haute lutte, finalement, c’est bien petit et très fragile.  Adam pétri de la terre, devant qui Dieu s’extasiait se dit enfin : N’est-il pas venu le temps, dès lors, de me réajuster à la terre où je suis planté ? Le temps de « poser mon sac » après tant d’errances, de retrouver l’odeur des arbres, la clarté de l’eau, le chant des oiseaux, la proximité du frère, le besoin des autres, le rythme de son souffle, le temps de demeurer en mon corps, de fermer les yeux pour échapper à la saturation des images, et de percevoir l’éternité dans le présent ? Adam le terrien, négligeant trop souvent sa terre natale et exilé de lui-même, se cherche une demeure. Où en suis-je donc ? Mais sur terre, et pas ailleurs ! N’est-il pas temps d’y consentir puisque Dieu t’y attend et t’y invite à porter fruit, avant qu’elle ne meure.  

Jésus est d’une terre précise et marqué par cette appartenance. Il parle d’épis de blé car il les voit lui-même croître et murir. Il connaît les lys des champs et observe les oiseaux du ciel. Il partage les jours et les nuits, les usages et les lois, la religion et les pratiques d’un peuple et d’une terre. C’est en une terre concrète qu’a pris corps son humanité de fils de Dieu. Il est d’un lieu auquel en priant la Parole, nous sommes sans cesse renvoyés. Le Pape François dit souvent : Le temps est supérieur à l’espace. Bien vu. Il n’empêche : pour trouver notre place en ce monde, il nous faut aussi de l’espace. Il nous faut même, dit-on, des tiers-lieux (third place), entre travail et domicile, pour faire fleurir les rencontres gratuites et fraternelles, les élans créatifs et solidaires, les surprises de l’espérance. Le temps est sans doute supérieur à l’espace, mais à quoi bon avoir du temps si l’espace vital nous manque, pour grandir, fructifier et apprendre à mourir. Prenons soin de ce petit espace qui nous est confié : la terre où Dieu nous rejoint, comme un grain de blé tombé en terre. 

Le grain tombe en terre, comme on tombe en amour. Il disparaît silencieusement dans le don de soi. Il apprend à mourir pour rendre la terre généreuse et dorée par les blés. L’Église aussi se réalise toujours en un lieu précis, en une terre. Les JMJ ou votre assemblée mondiale, ont beau réunir le monde entier, elles ne sont pas hors sol. Leur richesse et leur réussite tiennent précisément à l’incarnation et à la culture particulière de leurs participants.  

En venant à Amiens, vous n’avez pas rejoint seulement un prestigieux lycée jésuite aux bâtiments impersonnels. Vous avez rejoint une Église locale, et je voudrais vous en dire deux mots, histoire de vous souvenir que c’est la Providence qui vous attire ici.  En ce diocèse, les grains de blé tombent en terre depuis plus de quinze siècles, depuis que St Firmin – « migrant » missionnaire venu de Pampelune – y a semé l’Évangile. Ici St Martin a partagé son manteau à un pauvre aux portes de la ville, et « l’anecdote » traverse les siècles, car elle est symbolique de la capacité de discernement expresse dont sont capables les saints. Ici aussi, St Vincent de Paul s’est converti au service des plus pauvres, à la faveur de la rencontre d’un paysan à l’agonie, et les lazaristes en ont pris de la graine. D’ici aussi, s’en est allé en Corée, un vicaire de paroisse, St Antoine Daveluy, pour y devenir évêque et s’y enfouir comme martyr. D’ici encore, une femme toute simple, Bibiane Leclerq, devenue religieuse missionnaire de Notre-Dame des Apôtres, accueillit une obédience pour Alger où elle donna sa vie pour un peuple en souffrance. Elle est intégrée désormais aux martyrs d’Algérie béatifiés en 2018. Avec moins de gravité, et pour finir, permettez-moi tout de même de citer mon prédécesseur saint Honoré, 8° évêque d’Amiens (j’en suis le 104°), que la tradition a fait patron des boulangers et dont le nom désigne une délicieuse pâtisserie bien française ! On fait de tout avec un bon blé tombé en terre, y compris de bons gâteaux !  

A travers les hommes et femmes de ce petit diocèse, nous admirons l’Église telle qu’elle vit en tout lieu. Des enracinements humbles ouvrent aux extrémités de la terre, à l’universalité du salut en Jésus, à la radicalité de l’offrande. La grâce de Dieu donne croissance à ce qui ce qui s’accomplit dans la bonté et la justice (1ère lecture), et met les cœurs à l’unisson.  

Aujourd’hui, Dieu inspire encore à notre Église le courage de l’espérance. Notre cœur est fait pour la confiance folle en sa promesse, celle qui réveille la mémoire de l’alliance, celle qui fait germer les prophètes du présent, celle qui traverse les angoisses face à l’avenir. « La présence de l’espérance, écrit le théologie américain James Keenan, n’est pas explosive, brutale, ni bruyante. Elle ne transforme pas soudainement l’obscurité en lumière, ni le silence en éloquence. L’espérance est légère comme le zéphyr. Elle respecte notre liberté, notre intelligence, nos émotions. L’espérance ne nous prive pas de notre esprit critique, de nos expériences de désert, de nos peurs profondes. Elle pénètre en douceur, nous assurant de la présence de l’Esprit au cœur de la tourmente. Cette douce présence est pleine de force, non par l’intensité mais par la profondeur. C’est le souffle de l’Esprit qui vient quand nous gémissons, nous assurant que lorsque nous connaîtrons les moments de plus grande faiblesse, lorsque nous serons à bout de force, Dieu ne nous abandonneras pas ». Puisse cette espérance vous être donnée. Merci d’être venue la puiser en ce lieu béni. Amen.  

+Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens