Messe pour les 145 ans de l’orgue de l’Eglise de Long

Frères et sœurs,  

Vous le savez autant que moi, tant qu’on ne fait pas la rencontre avec des personnes en souffrance dans une situation particulière (un malade, une personne en deuil, une victime d’abus, un migrant…), nous risquons fort de rester à distance, voire indifférent, nous satisfaisant de propos théoriques ou militants, parfois sans pitié. C’est pourquoi, il nous est bon de contempler dans l’Évangile, la pitié de Jésus pour les foules sans bergers, désemparées, abattues. Jésus nous révèle le visage d’un Dieu que la misère humaine émeut. Un Dieu plus humain que nous. Un Dieu dont le Fils est mort pour nous alors que nous étions pécheurs (Saint Paul aux romains). Un Dieu qui aussi sait appeler des personnes par leur nom pour les former et les motiver à servir Dieu et leurs frères, pour annoncer le Royaume de Dieu, guérir les malades, expulser les démons, et même ressusciter les morts ! Nous nous lamentons souvent de ne pas avoir de réponse aux appels au bénévolat que nous lançons. Regardons Jésus composer le collège des apôtres, appelant ces jeunes professionnels à le suivre, ces hommes dont il connaît le cœur et l’attente profonde.  

En regardant ce que fait Jésus quand il appelle les 12 apôtres, à qui il va faire pleine confiance pour lancer l’Église en direction des juifs, puis du monde entier, c’est à notre appel de baptisé que nous sommes ramenés. Nous aussi, il nous appelle par notre nom, pour le suivre. Et il nous donne le même pouvoir qu’aux siens, le pouvoir de faire le bien, la puissance qui chasse les démons de toute sorte (de la fatalité, de l’argent, de l’indécence, du cynisme etc.).  

Tout pouvoir peut certes se dévoyer et être perverti. Le pouvoir que Jésus nous donne vise la réussite du projet de Dieu, le salut des hommes qu’il a créés pour vivre à son image et sa ressemblance. La moisson est abondante, les ouvriers peu nombreux. Priez ! Il suffit de le voir autour de nous : les blés de la Somme sont beaux cet été ! Et la moisson sera belle. Il en va de même pour le Royaume de Dieu : Jésus parle au présent. C’est maintenant le temps de Dieu, maintenant qu’il nous donne la puissance de l’Esprit, maintenant qu’il nous dit que la moisson nous attend : expulsez les esprits impurs et guérissez toute maladie… avec en nous, cet amour de Dieu qui nous porte comme sur les ailes d’un aigle. (1ère lecture) 

Comme il est grand, beau et puissant ce mystère de notre foi, frères et sœurs. Pourquoi les baptisés s’en éloignent tant ? Quelle énigme ! Il y a deux voies principales pour laisser descendre en nous la compassion de Dieu : la première c’est d’aller à la rencontre des souffrants et de ceux qui ont soif de Dieu, de vivre la charité et l’évangélisation directe par la rencontre interpersonnelle, et le don de soi. La seconde est la prière et notamment la prière liturgique, au service de laquelle se trouve être la musique  sacrée. Les jeunes le comprennent bien, qui aiment tant les concerts de louange. L’orgue aussi est au service du dévoilement de ce mystère. Il fait entendre la splendeur de la musique qui nous rapproche du divin. 

Dans un roman autobiographique ancien (Terre lointaine, 1966), l’écrivain Julien Green raconte sa rencontre avec la dimension spirituelle de la musique :  

 « Je ne connaissais pas Bach, mais un jour que Fickensher nous parlait de la Messe en si, il joua d’une main le thème du Kyrie et quand j’entendis ces simples notes (il y en a exactement 19), il me sembla que le ciel s’ouvrait. Ce fut une des plus fortes impressions religieuses reçues de la musique. Dans cette phrase qu’un enfant eût retenue et chantée, quelle foi large et souveraine ! Tout ce qu’il y avait de médiocre dans ma vie, Dieu le balayait de sa grande main. J’éprouvai un tel bonheur que, si je l’avais osé, je l’aurais dit aux personnes qui étaient là, je l’aurais crié. Ce que croyais Bach, je le croyais aussi avec amour et violence. Il me fut difficile de rester en place… Il fallait que l’emporte cette phrase et toute sa richesse dans ma chambre, et que sans fin je me redise, entre haut et bas, comme un fou : kyrie elesion, kyrie eleison… 

Je n’étais pas abandonné. Avec l’humanité entière, je marchais, me semble-t-il, vers un monde lumineux, où ni la chair ni le péché ne viendraient assombrir l’âme. Pour la première fois, je me sentais uni au monde, sauvé peut-être avec tout le monde ».  

 Toutes nos liturgies, hélas, ne bénéficient pas d’un accompagnement musical de qualité, capable de susciter une telle émotion esthétique et religieuse. Ce n’est pas si grave : c’est Dieu lui-même qui décide de la beauté d’une liturgie vécue avec dans la foi et l’espérance, ouverte à sa justice et sa charité. Une célébration bien pauvre vécue dans une EHPAD ou une prison peut plaire autant à Dieu que les magnificences de la cathédrale d’Amiens… ou de Long. Pour autant, il nous revient de tout faire pour que nos liturgies soient belles et dignes, célébrées avec sobriété selon le rite de l’Église catholique, qu’elles laissent place au silence et au chant, que la Parole y soit lue comme si Dieu nous parlait lui-même, que les lieux soient propres, fleuris… Bref il nous revient de faire en sorte que quiconque rejoigne notre prière sente habiter en ce lieu une grâce plus grande et plus profonde que ce que nous-mêmes pouvons imaginer. 

Un petit enfant demandait à sa mère à la fin d’un concert : « Maman, quand c’est fini, où va la musique ? » Belle question, non ? On peut imaginer qu’elle s’est glissée au fond de notre cœur et nous a imperceptiblement changés.   

On peut croire aussi qu’elle a ouvert notre âme à la compassion de Dieu pour le monde, et qu’elle nous a préparés à être pour sa moisson des ouvriers simples et humbles. Que cette espérance rende notre prière fervente, car la Parole de Jésus reste de bien grande actualité : la moisson est abondante, et les ouvriers peu nombreux. Amen.  

+Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens