Célébration pour les 1400 ans mort de Saint Valery de Leuconay

Chers frères et sœurs,

Il n’y a rien de pire, disait Charles Péguy que d’avoir une âme habituée. « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. (…). Une âme endurcie par l’habitude. Sur une âme habituée, la grâce ne peut rien. Elle glisse sur elle comme l’eau sur un tissu huileux. (…) La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas de plaies. C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé. » (Charles Péguy, Note conjointe sur la philosophie de M. Descartes, 1914)
C’est en pensant à deux personnages dont nous faisons mémoire aujourd’hui – Saint Jean-Baptiste et Saint Valery de Leuconay – , que m’est venu en mémoire ce texte célèbre de Péguy, dont je ne cite que des extraits. Ni l’un ni l’autre n’étaient des « âmes habituées » enfermées dans la routine, mais des hommes toujours en quête de Dieu depuis leur conversion jusqu’à leur dernier souffle, en chemin, en combat, ne ménageant pas leurs peines pour faire briller en ce monde la paix de Dieu.
Jean-Baptiste, dans l’Évangile de ce jour, est un homme à terre. Il a tant clamé la venue proche du Messie et tant attendu la venue de Dieu pour ce temps de crise vécue en son époque… une venue qu’il pressent en Jésus de Nazareth. Aujourd’hui, le voilà en prison, peu de temps avant d’être décapité, victime de la lâcheté d’Hérode et la cruauté de sa femme. Sa parole est muselée. De plus, il s’inquiète au sujet de Jésus en qui il a mis sa confiance. Le voilà qui mange chez les publicains et les pécheurs, son message et sa manière de faire le perturbent. Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? La morsure du doute s’ajoute au tourment de l’incarcération injuste. Voyez comme Jean-Baptiste n’est pas une « âme habituée ». Les événements ne lui coulent pas dessus comme l’eau sur un vernis. Il est travaillé de l’intérieur, loin d’être reclus sur lui-même et son confort. Sa foi en Dieu guide sa vie. Oui, il attend le Messie et veut le suivre, ou donner sa vie pour Lui. Mais il veut aussi ne pas se tromper. Il veut savoir la volonté de Dieu, pour s’y conformer totalement. Cet homme, sur la brèche jusqu’au bout, nous inspire comme jamais : son sens de la justice, sa manière d’exiger un comportement qui évite « la colère qui vient » comme il dit, et surtout par sa conviction de foi que Dieu vient, qu’il est proche, et qu’il est temps d’ouvrir son cœur à cette présence, tout cela nous parle. Jésus reconnaît que Jean-Baptiste est le plus grand des prophètes de l’Ancienne Alliance, ouvert à la Pâque de Jésus toute proche.
Jean-Baptiste, toi qui as préparé la route à Jésus de façon exigeante et prophétique, aide-nous, en ces temps de crise, à ne pas nous replier dans la peur, l’égoïsme, et la seule recherche du bien-être. Que ta parole courageuse, ton ascèse, ta recherche de foi et ton martyr nous aident à rester réactifs, droits, et attentifs à faire la volonté de Dieu.
En cette veille du 12 décembre, nous faisons aussi mémoire de Saint Valery, moine franc du VII° siècle, décédé voici 1400 ans demain, le 12 décembre 2022, en son ermitage, sur les hauteurs proches du Cap Hornu, en cette commune qui porte désormais son nom. C’est ici qu’il fut envoyé non seulement pour la prière mais aussi pour l’évangélisation, les deux allant de pair au Moyen-âge. Comme Jean-Baptiste au désert, sa foi intense, dès l’enfance, l’a poussé à vivre de façon radicale pour Dieu, à travers notamment le dépouillement monastique, auprès de Saint Colomban. Pas de vêtements raffinés non plus pour lui comme on en porte dans les palais, mais le choix du désert, de la sobriété d’une vie pleine de sens et d’attente de Dieu. Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? Pour lui, la question était résolue, même si, comme tout moine et tout chrétien, il dut vivre dans sa foi le combat spirituel, qui est traversée permanente du doute et de l’épreuve. Comme Jean-Baptiste, le feu de Dieu l’habitait, mais cette foi était désormais vécue comme foi totale en Jésus. Il faut imaginer ces lieux où nous sommes, encore bien peu habités et peu ancrés dans la foi chrétienne, la France de l’époque ne connaissant pas le maillage paroissial que le siècles suivants établirent et codifièrent.
Mais ce maillage paroissial est aujourd’hui devenu bien fragile. Il y a bien des trous dans la raquette ! Les jeunes ont déserté nos églises et quand ils y viennent, s’y ennuient ferme. Il se trouve bien peu de monde pour aller à leur rencontre là où ils vivent. L’heure n’est plus, nous le sentons bien, à une administration « pépère » des paroisses où tout le monde se dit plus ou moins chrétien, tout en notant que peu de bénévoles s’y engagent et que la relève n’est pas là. Alors, nous regardons l’histoire de notre Église, pour mieux nous tourner vers l’avenir : en regardant les premiers siècles chrétiens, nous voyons combien l’expansion du message de Jésus s’est fait par la transformation des familles, le développement de l’Église à la maison, l’éclosion de fraternités missionnaires, de prieurés, d’ermitages de proximité, où se conjuguaient la prière et le témoignage de vie, l’annonce de l’Évangile et l’accueil des pauvres, le soulagement des malades et le développement culturel, économique et social, sous l’impulsion de ces moines qui dans les siècles qui suivirent, façonnèrent le territoire européen que nous connaissons encore aujourd’hui.
Pour vivre cela, il ne fallait pas des « âmes habituées », encroutées dans la routine et le confort, mais des êtres amoureux de Dieu et habités par le sens sacré de la personne humaine et le désir du Bien commun.
Je ne désespère pas, que ces temps nouveaux adviennent. Et d’ailleurs, un chrétien ne désespère jamais. Certains peuvent dire, et à juste titre, que notre Église traverse de de sérieuses tempêtes, en raison des évolutions du monde dans lequel nous vivons, et aussi de son propre péché qui tient à des mœurs coupables et au renoncement de beaucoup de baptisés à la vitalité religieuse et au désir de faire assemblée. Mais Si 2022 aura été de ce point de vue une annus horribilis, l’histoire retiendra peut-être que 2022 aura d’abord été l’année où jamais, depuis des siècles, autant d’adultes en France, ont demandé à devenir chrétiens. Un curé d’Amiens en accueille aujourd’hui même 13 dans sa paroisse, en me disant : je ne sais plus comment faire pour les former. Heureux es-tu, mon frère !
Beaucoup d’entre vous frères et sœurs ne sont plus à l’âge de faire de grand projets de vie ou à traverser l’Europe (même en camping-car) pour aller chercher les plus austères des communautés, comme notre Valery, connu de l’Ecosse à l’Italie. Mais tous, en ces temps si étonnants que nous vivons, si sécularisés et laïcisés d’un côté, et si religieux et ouverts à tous, de l’autre… tous, nous pouvons prier, espérer, encourager ceux qui cherchent, les invitant à ne pas être de ces personnes bien sous tous rapports mais ennuyeuses à mourir, ces âmes habituées de Péguy, mais à être des Jean-Baptiste et des Valery, des amis de Dieu, brûlés par son amour et emportés par sa joie. Saint Valery de Leuconay, priez pour nous. Amen.

+ Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens