Homélie du Jeudi Saint 2024 de Mgr Gérard Le Stang

Chers frères et sœurs,

            Dans quelques instants, nous allons refaire le geste du lavement des pieds. L’évêque, successeur des apôtres, – comme Jésus le fit à ses proches -, lavera les pieds de quelques personnes. C’est un moment touchant, un peu étrange dans cette cathédrale. Il nous aide à intérioriser l’Évangile, et à le faire passer dans notre vie. Il n’a peut-être pas ici la même intensité que lorsqu’il est vécu dans d’autres contextes : je pense aux communautés de l’Arche, ou à la communauté Foi et Lumière cet après-midi à la maison diocésaine, où le lavement des pieds entre personnes valides ou handicapées est d’une grande beauté. Il y a aussi des communautés en démarche de réconciliation, ou en retraite spirituelle, où cet acte est intégré dans un profond processus de conversion. Accepter de se faire laver les pieds est un acte à la fois simple et engageant : certains le refusent, d’autres en sont gênés, comme Saint Pierre. On sent bien qu’il se joue là un renversement de la manière de nous présenter aux autres. On est proche de la voie que Jésus veut nous faire prendre. Cela nous fait hésiter. La vision divine de la vie commune sous l’angle du service est pascale : c’est un passage par une petite porte qui oblige à se dépouiller, à mourir à soi-même. L’accepterons-nous ?

            L’Évangile nous fait entrer dans une intensité dramatique bien plus grande. Le chapitre 13 de l’Évangile de Jean, qui raconte cet événement, est le début de l’entrée en Passion de Jésus. Au chapitre 1, il y a le Prologue de l’Incarnation : au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu…et le Verbe s’est fait chair. Ce chapitre 13 constitue le Prologue de la Passion. Les 5 premiers versets sont, en grec, une seule et longue phrase sans virgule ni subdivision. L’ambiance est solennelle : L’Heure de Jésus est venue, il a tout remis dans les mains du Père, le diable a jeté dans le cœur de Judas son dessein de livrer Jésus, Jésus veut aimer les siens jusqu’à l’achèvement. Tous les acteurs sont en place. On sent advenir la grande révélation apocalyptique. Et voici qu’au cœur de cette solennité, se passe le plus improbable des événements : Jésus met un tablier, verse de l’eau dans une cuvette, et commence à prendre les pieds de ses amis pour les laver et les essuyer. Rien d’autre que la corvée des serviteurs pour bien accueillir les visiteurs aux pieds empoussiérés. Ça semble casser un peu l’ambiance liturgique et la solennité du moment. Pas d’encens qui monte, ni de chœurs angéliques, ni de vêtements sacerdotaux raffinés, ni crosse, ni mitre. Une simple cuvette, un tablier et des pieds malodorants. Tout l’Évangile en une simple scène. Dieu qui se donne tout concrètement pour donner le sens : le sens du mystère de la Croix et de son côté transpercé, d’où jailliront les eaux vives. Le sens aussi que nous avons à donner à notre vie, pour que, par nos actes les plus simples, elles rayonnent de l’éternel amour de Dieu… Car Jésus pose un tel acte, afin (dit-il) que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. 

            Les évangiles synoptiques et Saint Paul nous racontent l’autre scène de ce dernier repas de Jésus. Je relis en entier ces phrases de la lettre aux corinthiens entendues à l’instant et que nous reprendrons aussi à l’autel : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. ». Le geste, comme le lavement des pieds, est d’une grande simplicité. De simples offrandes qui sont sur nos tables communes et qu’on partage au cours d’un repas. Elles rendent présentes maintenant l’eucharistie du Fils de Dieu, le sacrifice extrême de celui qui, ayant aimé les siens, les aima jusqu’au bout, et aime chacun de nous jusqu’au bout, sans rien lâcher, nous qui, livrés à nous-mêmes, sentons si souvent tanguer nos vies.

            Faire mémoire du lavement des pieds et de la fraction du pain : ce sont des actes essentiels de notre vie de foi. Ces deux moments condensent toute l’histoire de l’Alliance. Toute l’Écriture Sainte parle de Jésus. Déjà dans toute l’histoire précédent la Pâque de Jésus, le Fils était déjà à l’œuvre. Dieu, parlant à son Peuple, préparait l’humanité entière à connaître le fond de son cœur divin. Reprenons les mots d’un auteur du II° siècle, (Méliton de Sardes) qui parle de Jésus dans une homélie magnifique (lue à l’office de ce jour) :

Conduit comme un agneau et immolé comme une brebis, il nous a délivrés de l’idolâtrie du monde comme de la terre d’Égypte ; il nous a libérés de l’esclavage du démon comme de la puissance de Pharaon ; il a marqué nos âmes de son propre Esprit, et de son sang les membres de notre corps. C’est lui qui a plongé la mort dans la honte et qui a mis le démon dans le deuil, comme Moïse a vaincu Pharaon. C’est lui qui a frappé le péché et a condamné l’injustice à la stérilité, comme Moïse a condamné l’Égypte. (…) C’est lui qui est la Pâque de notre salut. C’est lui qui endura bien des épreuves en un grand nombre de personnages qui le préfiguraient : en Abel il a été tué ; en Isaac il a été lié sur le bois ; en Jacob il a été exilé ; en Joseph il a été vendu ; en Moïse il a été exposé à la mort ; dans l’agneau il a été égorgé ; en David il a été en butte aux persécutions ; dans les prophètes il a été méprisé.

 

(..) C’est lui, l’agneau muet ; c’est lui, l’agneau égorgé ; c’est lui qui est né de Marie, la brebis sans tache ; c’est lui qui a été pris du troupeau, traîné à la boucherie, immolé sur le soir, mis au tombeau vers la nuit. Sur le bois, ses os n’ont pas été brisés ; dans la terre, il n’a pas connu la corruption ; il est ressuscité d’entre les morts et il a ressuscité l’humanité gisant au fond du tombeau.

 

               Vivre sans mémoire, c’est vivre sans avenir. Non pas la mémoire immédiate de tant de choses inutiles. Mais la mémoire profonde qui nous dit que nous ne sommes pas sur terre par hasard. Faire mémoire de l’Écriture sainte, assimiler la Parole biblique nous enseigne à mesurer qu’en mangeant le pain et buvant le vin, nous communions vraiment au corps et au sang du Fils éternel de Dieu, qui nous a aimés depuis la profondeur des temps. Et c’est ainsi aussi que nous comprenons de l’intérieur qu’en lavant les pieds de nos frères et sœurs, en les servant avec le désintéressement de l’amour, nous touchons le cœur de Dieu et nous devenons semblable à Lui, notre maître et Seigneur.

            Jésus prend un tablier et s’en ceint. Il donne sa vie comme on partage du pain. Voilà qui nous ramène aux plus ordinaires de nos actes, dans lesquels peut entrer le plus extraordinaire des dons de Dieu. L’eucharistie, « source et sommet de la vie chrétienne », vient nous libérer des rêves de 7° ciel, pour nous faire entrer dans le ciel de Dieu, par la petite porte du don humble de nous-mêmes, à la suite de l’humble Jésus, et par la grâce qu’il nous fait d’être notre Sauveur.

Qu’il soit béni et adoré éternellement. Amen.

+ Mgr Gérard Le Stang, évêque d’Amiens