Parole de notre évêque: Contre les « murmurateurs »

Saint Benoît, dans sa règle qui régit la vie des abbayes bénédictines depuis maintenant quinze siècles, consacre un chapitre aux « murmurateurs ». Le mot n’est pas dans nos dictionnaires, mais il parle tellement de lui-même. Au cœur de l’année de la miséricorde, il me paraît non seulement bon mais urgent de recevoir ce mot et de nous laisser bousculer par ce qu’il désigne.

En effet, le murmure – toujours délétère – mine nos relations et nos actions. Ainsi, il nous faut ensemble mener une véritable croisade contre le murmure. Il faut, en cette fin de carême, que nous nous décidions à quitter le murmure, et comme nous nous connaissons bien, à invoquer avec persévérance l’Esprit du Seigneur pour qu’il nous en libère. Il faut enfin que nous nous y aidions les uns les autres. Ce qui est en jeu n’est pas seulement la qualité de nos relations et de la communion ecclésiale mais la fécondité missionnaire de nos actions.

Précisons ce que peut recouvrir le murmure :

  • Il y a d’abord le murmure intérieur. Cela murmure en nous. Il y a des injustices objectives que nous pouvons subir, des contrariétés qui nous déstabilisent, des agacements et des incompréhensions, des fragilités psychologiques qui ouvrent en nous des failles… Qui ne traverse pas à un moment ou à un autre ce murmure intérieur ? Si cela dure, cela risque vite de déborder vers l’extérieur.
  • Il y a ensuite le murmure entre nous. Ces paroles couvertes où nous jugeons untel ou untel, ces susceptibilités qui nous habitent et qui nous font pérorer sur l’un ou l’autre, cette rumination d’une blessure que nous entretenons plus ou moins consciemment en en partageant la rancœur, cette capacité de nous plaindre de tel ou tel… sans jamais être allé lui en parler en face à face.Se battre contre le murmure n’est pas ne rien dire quand il y a quelque chose à dire, mais c’est le dire à la personne concernée ou à qui de droit, sans le murmurer à l’un ou à l’autre, c’est-à-dire rapidement à tout le monde. Et quand il est opportun de ne rien dire, c’est aussi savoir entrer dans l’ascèse de ne rien dire, sinon de le remettre au Seigneur.
  • Dans la foi, le murmure peut prendre encore une autre figure. Lors de l’Exode, alors qu’il passait de la terre d’esclavage vers la terre promise de liberté, le peuple hébreu a murmuré contre Dieu. Devant les épreuves de l’Exode, ce chemin de libération, le peuple guidé par Moïse a douté : était-il encore possible de faire confiance au Seigneur ? le chemin de libération déboucherait-il vraiment sur la terre de liberté promise ? ne faudrait-il pas mieux retourner en Égypte, car finalement n’était-on pas mieux sur la terre d’esclavage ? Ces questions sont de tous les temps de l’histoire du peuple élu et de l’Église. Je constate que ce murmure contre Dieu est toujours actuel. Notre situation ecclésiale est fragile. Il y a de belles figures et de très belles actions, mais un certain christianisme est perdu et nous sommes déstabilisés. Et je vois des chrétiens qui se replient dans la répétition (d’actions dont on remarque parfois que depuis longtemps elles ne portent plus guère de fruit, mais changer les habitudes paraît hors de portée…), qui s’épuisent à tout vouloir tenir, et qui murmurent devant la charge de travail, le manque d’investissement des autres chrétiens (ce qui est parfois vrai, mais le murmure ne changera rien), etc. Le témoignage donné alors n’a plus grand chose d’évangélique, minant ainsi à sa source notre désir missionnaire.  Le murmure se manifeste aussi quand, sur tel ou tel point, nous ne sommes pas d’accord avec « l’Église » et que plutôt que de chercher à comprendre et d’en débattre avec respect et détermination – et donc bienveillance – avec d’autres, nous diffusons notre agacement voire notre opposition. Nous avons tout à fait le droit de ne pas être d’accord. Mais je suis las de cet a priori non discuté –parce que parfois non conscient – que l’Église serait une vieille marâtre qui n’a rien compris à rien, ringarde et disqualifiée, et non une mère, éducatrice, exigeante sans doute, maladroite parfois peut-être, mais vivifiante. Il me semble que le murmure contre Dieu s’exprime aussi comme cela.

Le murmure est une blessure mortifère pour la vie communautaire et le témoignage au Christ que nous sommes appelés à rendre au cœur du monde. Sommes-nous résolus à demander à l’Esprit Saint de nous en libérer ? Sommes-nous prêts à nous engager dans ce travail de libération personnelle et communautaire ? Sommes-nous prêts, dans la délicatesse et la force de l’Esprit Saint, à reprendre un
frère ou une sœur qui se laisserait aller au murmure ?

Au sujet des « murmurateurs », Saint Benoît parle de l’importance de l’accompagnateur spirituel. Dans cet esprit, un groupe de parole ou de relecture pastorale ou spirituelle, un entretien avec un frère ou une sœur qui ne sera pas invité à prendre parti mais à aider à prendre recul, la décision d’aller voir la personne éventuellement incriminée, le travail personnel et avec d’autres sur telle ou telle question de fond, aideront à sortir du murmure, et progressivement à l’éviter. Dans tous les cas, quand celui-ci se présente, il est décisif de lui dire intérieurement « non ! » et de tout jeter en Christ, parole de bénédiction du Père, notre justice. Son Esprit nous donnera de nous réorienter vers une fraternité vraie, franche et déterminée.

Contre le murmure, il y a l’acte de foi renouvelé. Il y a cette certitude que le Seigneur tient le chemin parce qu’il est Le chemin. Comme le peuple hébreu, nous sommes déstabilisés et impatients. Mais nous savons que l’Esprit Saint soutient l’Église depuis 2000 ans et qu’il ne s’arrêtera pas demain ! Qu’il nous redonne d’oser la bienveillance, la vérité, la conversion et la joie. Et de nous y engager. Qu’il fasse de nous cette communauté d’avenir et d’espérance que le monde attend.

+ OLIVIER LEBORGNE, ÉVÊQUE D’AMIENS

MGR Olivier Leborgne