Les malheurs d’un monde en illusion de réussite

Tous ces jours-ci le sentiment qui m’habite est que les événements que nous vivons nous invitent à une révolution copernicienne. Nous voici conduit à revisiter les rêves et l’architecture de la société que notre humanité a promue tout au long des dernières décennies.

Au regard des dommages subis par tous les laissés pour compte, bien des prophètes et des acteurs courageux se sont levés avant l’irruption du Codiv 19. Leurs analyses, leurs paroles et l’audace de leurs engagements pour être aux côtés de celles et ceux qui ont été blessés et marginalisés jour après jour, n’ont pas suffi à juguler l’insouciance insolente des pionniers de cette chevauchée fantastique qui a provoqué les malheurs d’un monde en illusion de réussite.

Il est sûr qu’en notre pays de France de multiples protections des plus fragiles ont été mises en place et poursuivies après la fin de la seconde guerre mondiale. Elles sont indéniables et diffèrent de ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays. Mais ces avancées sociales n’ont-elles pas attisées la bonne conscience de ceux qui sont habités par la théorie du ruissellement – même si elle n’est pas totalement fausse ! … C’est sans doute cette part de vérité qui a permis de poursuivre une course aveugle et folle vers le toujours plus dont une infime minorité profite ! Le mieux-être d’une population ne s’évalue pas à la progression du PIB mais au partage et à la solidarité entre tous qui offre le droit de vivre avec suffisamment de sérénité. Au lieu de cela nous avons endommagé la planète et la biodiversité jusqu’à la rupture d’harmonie qui est la nôtre aujourd’hui et qui affecte l’être humain.

Il y a une violence inouïe dans cette rupture ; un coup de semonce. Le laps de temps qu’elle nous offre , suffira-t-il pour éveiller nos consciences et surtout pour réorienter la visée de l’intelligence humaine ? Jusqu’ici nous n’avons pas accordé l’importance voulue aux indices de l’illusion libérale et du c’est mon choix donc c’est mon droit. La déflagration qui touche nos sociétés à l’échelle mondiale ne se résoudra pas par une relocalisation de l’économie. Cette dernière ne sera propice une fois encore qu’aux plus forts. Je ne suis pas certain que d’ici quelques semaines le repli sur soi ne gagne pas les pays les mieux équipés pour faire face à cette pandémie ou à la future. Si nous continuons à enrayer l’équilibre de la nature et de la biodiversité, ceci impactera le globe tout entier.

Aujourd’hui le témoignage des soignants de toutes compétences manifestent un au-delà des frontières. Le bénéfice de la crise sanitaire actuelle devrait nous ouvrir les yeux sur le fait que ce virus ne fait aucune discrimination entre les riches et les pauvres, entre les blancs et les personnes de couleur, entre les savants et les moins savants. Certains n’arrivent pas à le croire tant et si bien qu’ils soupçonnent un tri des patients ! Preuve s’il en est des ombres qui traversent le cœur de l’homme au point de croire impossible un soin sans condition à toute personne en péril tel que le serment d’Hippocrate le stipule. Les soignants, les experts en médecine, les chercheurs témoignent d’une solidarité sans faille. Ils échangent leurs découvertes  avec pour unique objectif de trouver la molécule, le traitement, le vaccin pour guérir et prévenir.

A leurs côtés sont engagés bien d’autres personnes qui permettent de soigner : ambulanciers, pompiers, forces de l’Ordre, agriculteurs… des témoignages rapportent aussi que nombreux sont ceux qui portent assistance aux personnes de la rue, aux migrants… Ils vivent une solitude renforcée par la fermeture des restaurants solidaires et des toilettes publiques qui en un premier temps ont fermé les uns après les autres et que des bénévoles ont réussi à faire ouvrir de nouveau.

Est-il possible de comparer la situation actuelle – au moins en ce qui concerne la santé- à la mise à plat des biens acquis par chacun, telle que cherchait à la promouvoir l’année sabbatique dans la Bible ? Quelque chose s’en approche et pourtant n’est pas totalement exact. Il faut bien que des travailleurs produisent ce qui est nécessaire aux soins et aux personnes qui soignent. L’arrêt de la chaine économique et la mise à plat de tout le système économique est donc relatif.

Cela ne nous dispense pas de réfléchir à la crise actuelle. Il est probable qu’elle soit une conséquence du dérèglement de la biodiversité. A l’évidence nous ne pouvons plus continuer de produire, de consommer et de vivre comme nous le faisions. Tout est lié, et c’est pourquoi toute est fragile ! Et tout est d’autant plus fragile que notre société a perdu la source de l’identité humaine. Elle a fermé l’ouverture sur un au-delà du monde, un au-delà de l’Histoire. Cela conduit certains à vouloir que l’embellie économique soit réactivée au plus vite. Cette visée justifierait tous les moyens d’une reprise à tout va pour revenir au statu quo antes Covid 19, et ce, quelles que soient les risques de pertes en vies humaines considérées comme négligeables au regard de l’économie !

Au moment où nous nous trouvons demandons-nous : -Que plaçons-nous au centre de notre vie ? Où est l’essentiel de notre existence ? A quel superflu il est urgent de renoncer ? Autant de questions à se poser en famille en ce temps de Carême. De nombreux témoignages me parviennent de la part de familles qui font état de la chance offerte pour se retrouver un peu longuement en ce temps de confinement. On se parle à nouveau entre époux. Certains découvrent la richesse du dialogue ou des jeux avec les enfants et les jeunes. Tous nous vivons enfin des temps de gratuité ! Nous découvrons peut-être ici le sens de l’un des Principes de la Pensée sociale, mis en lumière par le Pape Benoît XVI : la gratuité en économie. Nous redécouvrons ce que les tourbillons effrénés de l’existence d’autrefois avait enfoui. La vérité de ce qu’est l’homme surgit alors comme un chemin de bonheur. Pourquoi y renoncerions-nous au sortir de la crise ?

Pour nous chrétiens l’obéissance à la Révélation de ce que nous sommes est habitée de la rencontre lumineuse et intérieure de Celui dont nous avons tout reçu… St Paul le souligne (2ème lecture / 5ème dimanche de Carême )– même si notre corps est voué à la mort à cause du péché (Rom 8,8-11) nous demeurons habités par l’Esprit Saint. L’intelligence du mystère de cette habitation n’est possible que dans la contemplation de l’amour de Dieu pour nous. Celui qui se dévoile dans la Pâque que nous célébrerons d’une manière si particulière cette année … chacun isolé de l’Eglise , en communion pourtant puisque c’est Elle qui la célèbre. C’est un appel à entendre la voix de Dieu en ces événements. Elle retentit comme un appel à renouveler notre rencontre avec le Créateur.

La fermeture du monde sur lui-même a malheureusement conduit l’humanité dans son ensemble à adorer l’ouvrage de ses mains… Nous observons les conséquences d’une telle idolâtrie … La prière des moines et des moniales, la prière des chrétiens où qu’ils se trouvent, portent heureusement à percer cet enfermement à chaque heure du jour et à reconnaître Celui qui nous a donné l’intelligence qui est la nôtre pour réaliser les merveilles de nos inventions. Seul ce lien vivant à sa source rectifiera la visée de notre marche à travers l’Histoire. Le Pape François en sa prière de bénédiction de ce 27 mars nous le rappelait : La tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités .. ; nous sommes allées de l’avant à toute vitesse, en nous sentant forts et capables dans tous les domaines.. nous n’avons pas écouté le cri des pauvres et de notre planète gravement malade… Le temps est venu de réorienter la route de la vie vers toi Seigneur, et vers les autres.

Que celles et ceux qui ont quelques marges de manœuvre entre les mains entendent cet appel. C’est le cas de chacun d’entre nous…car tous , aussi minime soit-elle nous avons une part de cette marge de manœuvre. Il est temps, c’est le devoir de chaque chrétien, de la mesurer et de l’exercer.

Jacques Turck +