Homélie pour l’ordination diaconale de Sylvain Mansart

« Alors, Jésus leur défendit vivement de parler de lui à personne. »

Mon cher Sylvain, cette parole que nous venons d’entendre résonne étrangement en ce jour où tu vas être ordonné diacre en vue du ministère presbytéral. Elle résonne étrangement, et pourtant, je me demande si elle n’est pas le lieu où, comme diacre, tu auras à te tenir, où tout diacre a à se tenir.

« Alors Jésus leur défendit vivement de parler de lui à personne. » C’est qu’il y a dans la profession de foi de Pierre, alors même qu’elle fonde toutes les professions de foi qui suivront, et que nous lui devons la profession de foi de l’Eglise, une profonde ambiguïté.

Ce qu’il dit est juste. « Tu es le Christ. » En même temps, il y a quelque chose de faux, sans quoi Jésus ne l’aurait pas si vite rabroué – et de quelle manière : « Passe derrière moi Satan ! »

Pierre va devoir se laisser enseigner par le mystère pascal pour comprendre en vérité ce qu’il vient de dire. Il va devoir lâcher ses propres représentations pour laisser Dieu être Dieu comme il veut l’être dans sa vie et pour le salut du monde, et non pas comme Pierre pense qu’il devrait l’être.

Au moment de cette première profession de foi, le messie que Pierre confesse en Jésus ne peut pas être – et Pierre rejoint là les représentations communes de son époque – celui qui prendra la route de Jérusalem pour y souffrir, y mourir en donnant sa vie sur la croix, avant que son Père ne le ressuscite. Cela, au moment où nous en sommes de l’Evangile, et sans doute jusqu’à la Pentecôte, est inaudible pour Pierre et pour les autres disciples.

C’est inaudible aujourd’hui pour beaucoup de nos contemporains. Comment le Dieu Tout puissant et trois fois saint peut-il non seulement se compromettre avec notre humanité, mais engager Dieu jusque dans la mort pour nous en sauver. Inaudible. « Un de la Trinité a souffert » déclarait le Concile de Chalcédoine au cinquième siècle dans une formule explosive dont nous n’aurons jamais fini d’accueillir le retentissement. Pour l’Eglise même, la manière dont Dieu s’y prend en Jésus sera toujours étonnement, déstabilisation, surprise. Et que dire de tant d’hommes et de femmes qui désirent Dieu mais ne le comprennent pas : « si Dieu existe, pourquoi donc cette épreuve, pourquoi cette maladie, pourquoi, pourquoi… » Avec Pierre à Césarée de Philippe, ils sont sans doute prêts à confesser le Christ comme messie, comme prophète, sage ou homme extraordinaire. Mais Jérusalem et la croix, cela leur parait inconcevable.

Au cœur de ce malentendu, le diacre se tient, signe du Christ Serviteur. Avec l’Eglise, pour elle et pour le monde, il contemple le Christ serviteur – la première lecture, troisième chant du serviteur, nous introduit si bien à cette contemplation. Le diacre s’enracine en lui pour en devenir le signe sacramentel.

La révélation de la miséricorde divine trouve sa plénitude sur la Croix et dans le mystère pascal. Elle prend à contrepieds toutes nos logiques mondaines. La véritable toute puissance – parce que Dieu est plus que jamais tout puissant – ne se manifeste pas dans la domination prédatrice ou la prise de pouvoir autoritariste, mais dans la toute vulnérabilité du don total d’un Dieu qui, en Jésus, vient partager notre vie jusque dans notre mort pour que nous partagions sa vie jusque dans sa résurrection.

Au cœur de la vulnérabilité humaine – de ses épreuves, de ses cris, de ses souffrances, de ses errances, de ses recherches, de ses désirs – le diacre se tient et s’engage, signe de la vulnérabilité divine qui s’avère la seule vraie puissance, le seul salut, signe du Christ Serviteur qui nous donne sa vie et nous souffle l’Esprit.

Dans quelques instants, Sylvain, tu vas donc être ordonné diacre. Dans le don premier de Dieu qui nous précède toujours, tu vas prendre trois engagements.

Le premier, que tu as pris au début de la célébration, est l’engagement au célibat. Ce n’est pas rien. Notre monde ne le comprend pas. Dans ces jours difficiles pour l’Eglise, il est porteur aux yeux de beaucoup d’une grande suspicion. Pourtant cet engagement n’est pas une amputation. Il sera exigeant, bien sûr, et tu sauras en prendre les moyens spirituels, humains et fraternels. Mais plus vivifiant encore. En réponse à l’appel de Dieu et dans le don de sa grâce, tu choisis librement une forme de vulnérabilité. Communion avec tant d’autres vulnérables qui ne l’ont pas choisi. Témoin du tout vulnérable ne cesse de se donner pour notre salut et le salut du monde, seule réponse plénière aux attentes de notre humanité.

Tu t’engages ensuite à prier la liturgie des heures. L’Eglise te confie la mission de veiller pour le monde. L’ordination te fait sentinelle du Christ serviteur. Aux fractures de ce monde, le diacre – et une fois prêtre, si Dieu veut, tu n’oublieras jamais que tu demeures toujours diacre – offre ses frères au Seigneur. Ce service peut paraitre bien inutile aux yeux du monde. Il est essentiel. Il est même le premier et le plus fécond que tu puisses offrir au monde. Cela n’est pas toujours facile de l’inscrire fidèlement dans nos vies de ministres ordonnés. Tu en demanderas instamment la grâce au Seigneur et t’y engagera résolument chaque jour.

Enfin, tu vas promettre obéissance à l’évêque et à ses successeurs. Tu désires entrer dans l’obéissance du Christ au Père. Tu sais que ce n’est qu’en se recevant de Dieu – ce que Pierre devra apprendre et qu’au bout du compte il fera si bien – que l’homme peut se trouver lui-même. Tu sais que ce n’est que dans le don et la désappropriation de soi que la plénitude de vie toujours offerte en Christ peut se déployer en nous. « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause moi et de l’Evangile la sauvera » disait Jésus il y a quelques instants.

Paroles étonnantes pour nos contemporains. Inaudibles aussi souvent. Pourtant, c’est l’expérience de tout homme. Quand je veux être propriétaire de ma vie, la posséder, croyant en être l’unique source et le seul horizon, je la perds. Notre monde est souvent si triste. Celui qui se reçoit de plus grand – l’infini de la miséricorde -, accepte de perdre le contrôle en se laissant entrainer par l’Esprit dans la grâce de la donation vivifiante du Christ, trouve la vie et la joie. Il n’a de cesse d’en devenir serviteur et témoin.

Dans quelques instants, Sylvain, tu vas être ordonné diacre. Je rends grâce à Dieu.

+Olivier Leborgne
16 septembre 2018

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause moi et de l’Evangile la sauvera »