Parole de notre évêque

État d’urgence

Hier après-midi, dimanche 15 novembre, pour terminer la visite pastorale que j’avais effectuée pendant la semaine dans le secteur Vimeu-Bresle, un temps d’action de grâce était organisé à l’église de Friville Escarbotin. Le passage de l’Écriture qui le guidait était tiré de l’Évangile selon saint Marc (3,13-19). Ce passage commence ainsi :

Jésus gravit la montagne, et il appela qui il voulait. Ils vinrent auprès de lui, et il les institua douze pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle avec le pouvoir d’expulser les démons.

Ce passage convient évidemment bien pour la conclusion d’une visite pastorale. Mais depuis hier, alors que notre pays a été marqué par ces attentats sanguinaires qui nous atteignent tous (cf. lettre aux baptisés de la Somme) ces mots me poursuivent, tout particulièrement les derniers : « pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle avec le pouvoir d’expulser les démons. »

Avec le pouvoir d’expulser les démons. Nous ne sommes pas à l’aise avec les démons dont parle l’évangile. Ils nous semblent renvoyer à une culture préscientifique qui n’est plus la nôtre. Pourtant, l’évangéliste est très clair : le Christ nous appelle pour être avec lui, pour nous envoyer proclamer la Bonne Nouvelle, avec le pouvoir d’expulser les démons.

Les attentats qui viennent de frapper notre pays nous déstabilisent. L’effroi nous saisit. L’inquiétude aussi. Et peut-être la peur. Et peut-être la haine et la violence. « L’évangile de la Paix » (Ep 6,15) peut-il nous dire quelque chose dans ce moment précis, au cœur de ses sentiments multiples et parfois contradictoires qui surgissent en nous ?

En fait, il vient nous provoquer. L’Évangile de la paix n’est pas un évangile de quelques vagues valeurs, fut-ce la tolérance. Il n’est pas quelques notes de violons romantiques que nous jouerions à quelques moments de la vie. Il est la puissance (Rm 1,16) même du Ressuscité qui est offerte à notre liberté.

Il est la vérité en personne (Jn 14,6) qui vient nous travailler au plus intime pour débusquer nos zones de mensonge, nos complicités de morts et faire de nous des chercheurs de vérité. Il y a là quelque chose de capital. Notre société se réclame souvent de la sincérité. Cela n’est pas suffisant. Ceux qui se sont fait exploser à Paris ou devant le Stade de France étaient sans doute en accord avec leurs sentiments, leurs convictions, et donc sincères. Si la sincérité est importante – il n’est rien de pire que de se mentir à soi-même – nous voyons bien qu’elle n’est pas suffisante. Nous comprenons même que quand elle est érigée comme valeur majeure, elle peut justifier l’injustifiable. La sincérité nous centre sur nous, la recherche de la vérité nous ouvre aux autres, élargit notre regard aux dimensions du Bien commun. Elle est l’un des fondements de la paix. C’est vrai dans les événements qui font l’actualité, c’est vrai dans la vie sociale et économique, c’est vrai dans la manière de regarder la vie et de se battre pour le respect de la personne de la conception à la mort naturelle au nom de sa dignité inaliénable, c’est vrai dans la manière de s’engager dans l’amour authentique, …

Il est la justice du Père (Rm 3,21-22) en personne offerte à notre humanité. Quand la violence et la haine nous tentent, le Christ nous invite à la justice. Et avec la doctrine sociale de l’Église, nous voulons travailler à la justice. C’est-à-dire bien-sûr à ce que justice soit faite. Sans cela, la paix véritable ne pourra pas advenir. L’Évangile de la paix n’a rien de mièvre. Il ne veut pas de la vengeance qui ne fait qu’accroitre la violence mais réclame la justice. Cependant, quand nous parlons de justice, il ne s’agit pas que de cela. Il faut réfléchir aussi à la justice dans les relations politiques et économiques internationales. Si cela n’excuse aucunement l’action inqualifiable des terroristes, la paix ne trouvera jamais de place sans cela. Nous avons autorisé – au moins par notre indifférence ou notre résignation – le pillage objectif des ressources naturelles des pays dits « en voie de développement », et nous nous étonnons que les migrations se développent et que le ressentiment puisse gagner certains. Que tout ne soit pas simple est évident, qu’une réelle fermeté soit requise, c’est clair, mais nous ne pouvons arguer de cela, ou de la corruption qui gangrène temps de relation pour justifier la passivité ou le repli crispé. Rien ne progressera sans l’engagement de tous, c’est-à-dire aussi sans que nous ne prenions des risques. Nous avons oublié, comme le Pape François ne cesse de le rappeler dans son encyclique Laudato Si, que « tout est lié ».

Avec le pouvoir d’expulser les démons. Il me semble que ces événements, dans leur aspect tragique, provoquent les chrétiens – et les catholiques ne se défileront pas devant cette interpellation vive – à oser croire en ce qu’ils professent.

Le Christ ressuscité qui ne cesse de s’offrir à nous est puissance de vie, de vérité, de justice et de paix. Pas d’abord une émotion, des sentiments ou des valeurs. Mais la puissance même de Dieu dans notre histoire, à commencer par nos vies. Et c’est là que la paix commence : par notre engagement dans toutes nos relations, dans les choses apparemment les plus anodines.

Le Christ est l’antidote au mal et à la violence. Y croyons-nous vraiment ? L’accueillir en nous (il nous a appelé pour que nous soyons avec lui) nous donne, petit à petit, pas à pas mais bien réellement, de pouvoir expulser, d’abord en nous puis avec les hommes et les femmes de bonne volonté dans notre monde, les démons de la violence et de la haine, du mensonge et de l’injustice, de l’indifférence et de la résignation, de l’individualisme et de la peur, pour nous engager résolument au service de la paix.

Christ est « notre paix » (Ep 2,14). En lui, le Ressuscité, la paix devient chemin (Jn 14,6) sur lequel il nous entraine.

L’état d’urgence a été déclaré dans notre pays. Il y a urgence pour les chrétiens : se décider à nouveau et résolument pour le Christ, et, avec lui, retrouver « l’ardeur à annoncer l’Évangile de la paix. » (Ep 6,15)

 

+ OLIVIER LEBORGNE, ÉVÊQUE D’AMIENS

Jésus gravit la montagne, et il appela qui il voulait. Ils vinrent auprès de lui, et il les institua douze pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle avec le pouvoir d’expulser les démons.