Homélie de Mgr Le Stang pour l’ordination diaconale de François Charbonnel

Chers frères et sœurs,

Lorsque saint Paul dit à ses frères chrétiens de Corinthe : j’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur et je vous l’ai transmis, Il éclaire l’expérience chrétienne. Nous sommes en Église pour recevoir et transmettre. Recevoir ce que nous avons reçu de Dieu, de générations en en générations. Et puis le transmettre : comme l’eau jaillissante d’une cascade de montagne qui de vasque en vasque, est reçue puis transmise de l’une à l’autre, par débordement de vie. Ainsi va la pulsation de la foi : la recevoir, la transmettre. C’est la grâce, la vocation et la mission de toute l’Église.

Saint Paul insiste cependant sur un mot : Moi-même. J’ai moi-même reçu. On sait parler de la mission de l’Église en général, de ce que font (bien ou mal) le Pape, les évêques et les prêtres, on peut faire synode et gloser à l’infini sur ce qu’il faudrait faire pour que l’Église soit plus efficace, plus performante et mieux gouvernée. Mais vient le moment du témoignage : moi-même, qu’ai-je reçu de la part du Seigneur ? Moi-même, ai-je été touché par sa grâce, et quel chemin délicat et subtil a-t-il pris pour parler à mon cœur ? Moi-même, ai-je compris quelle est ma vocation profonde au sein du Peuple de Dieu ? Quels charismes vais-je me mettre au service des autres ? Moi-même, suis-je prêt à transmettre non pas seulement une poignée de pièces jaunes pour que M. le curé ou les pauvres ne meurent point de faim, mais suis-je prêt à transmettre ce que j’ai reçu de Dieu et de son Église, jusqu’à ma propre vie, pour Dieu et le bien des hommes de ce monde ?

Donnez-leur vous-mêmes à manger, dit Jésus aux siens qui veulent renvoyer les gens chez eux, mais telle n’est pas la mission de l’Église, de renvoyer les gens sans leur donner à manger ! Saint Paul a compris de l’intérieur ce que Jésus veut impulser dans le cœur des siens. L’obéissance à la Parole, dans la liberté de l’Esprit Saint, conduit à faire nous-mêmes ce qu’il attend de nous. Mais, direz-vous bien vite : je ne saurais pas, je n’ai ni dons ni talents, je ne suis pas digne, je n’aime pas me mettre en avant et – argument massue ! – je n’ai pas le temps. En sommes-nous rendus là que nous n’ayons plus temps de faire la volonté de Dieu ? Souvenons-nous de l’audace de Dieu : il ose penser que ce sont les hommes et femmes, membres de sa pauvre Église, qui feront eux-mêmes, avec foi et en réponse à son appel, ce que personne ne saurait faire à leur place. Jésus l’a voulu ainsi : Dès le début, il s’est entouré d’un collège d’apôtres, soutenus par des disciples hommes et femmes. Il n’a pas appelé à lui des gens bien formés et efficaces en tout. Il a appelé des gens qui acceptent de se mettre à son école, de tout recevoir de Lui. Des personnes qui peu à peu s’imprègnent de son style, de sa manière de prier et d’entrer en relation avec tous. Il a attiré à Lui des gens qui se laissent habiter par ses sentiments, sa compassion, ses saintes colères, son hospitalité envers tous, sa pauvreté de cœur et son humilité. Des personnes qui sont son Église, l’Église de Jésus, grâce à laquelle les affamés rentrent chez eux rassasiés.

Rassasie-moi de ta présence, et revêts-moi de ta puissance, dit un chant déjà ancien. C’est vrai, Seigneur, j’ai les mains vides devant toi Seigneur, mais si tu le veux, je recevrai tout de toi et je le transmettrai à mes frères et sœurs, et ils seront rassasiés de ta présence.

François, tu as ressenti toi-même la compassion de Dieu envers toi et tu as entendu l’ordre qu’il donne à ses amis : donnez-leur vous-mêmes à manger. Et c’est toi que nous entourons en ce jour avec émotion et ferveur, car le oui d’un homme jeune qui consacre son existence à Dieu jusqu’à son dernier souffle, nous étreint. Est-ce donc chose possible encore aujourd’hui ? Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi, nous appeler ainsi, pour nous saisir ainsi ?

Devant tous, aujourd’hui, tu nous dis : je veux, moi-même, transmettre ce que j’ai reçu : je veux servir et non être servi, et cela non pas seulement parce que j’ai reçu l’admirable témoignage de mes parents et de tant d’autres personnes, mais parce que « la grande réalité, c’est Dieu », parce qu’Il m’aime, qu’Il m’attire, qu’Il est en moi et me pousse à tout lui livrer. Tu fais partie de ceux qui, en leur for interne, ont saisi que Dieu réalise toute chose par sa seule grâce, mais qu’Il ne le fait jamais sans notre coopération libre et active, en réponse à ce feu intérieur qu’il réussit à allumer en nous.

Il eût été logique, frères et sœurs, que ne soit pas ordonné en ce jour, pour notre diocèse, un seul diacre en vue du sacerdoce, mais au moins une douzaine comme au temps des premiers apôtres. La moisson est abondante en notre diocèse (et en plus le prix du blé augmente !) : les baptisés qui se donnent pour l’Évangile dans nos paroisses et communautés, et plus encore tous ceux qui ne sont pas baptisés et qui ont faim de Dieu, tant de brebis sans bergers, ont besoin de pasteurs qui annoncent la Parole et prennent le pain, et le rompent en disant in persona Christ : « Ceci est mon corps ». Notre diocèse a besoin de ces ministres de l’Évangile, serviteurs de la joie de Dieu en ce monde. Je ne prononce pas ici des paroles en l’air, des paroles 1000 fois entendues, la sempiternelle lamentation sur les vocations. Mais j’ai la faiblesse de croire qu’il y a chez nous des jeunes et des adultes aptes à entendre le cri du cœur d’un évêque l’appel de Jésus : donnez-leur vous-mêmes à manger. Merci à tous les missionnaires de l’Évangile venus d’ailleurs, mais ne nous disent-ils pas : et chez vous, l’heure n’est-elle pas venue ? N’y-a-t-il chez vous des ouvriers capables de vous nourrir ?

Cher François, tu le sais bien – même si tu sais combien tu es aimé et attendu -, tu n’es ni un héros, ni le centre, ni le sommet de notre Église. Tu n’es pas chargé de sauver le diocèse d’Amiens. Il est déjà sauvé en Jésus. Il t’est juste demandé d’être toi-même, avec ce que tu as reçu comme dons et talents serviteur de la joie de Dieu parmi nous, un diacre parmi les autres, et demain, un prêtre parmi les autres. Tu le seras aussi avec la blessure d’amour de ton cœur, que le célibat ne fermera jamais, et tes limites humaines qui te rendent frère des pauvres et te rappelleront toujours que ta vocation est un don de grâce inouïe. Tu ne peux pas compter seulement sur tes seules forces, mais sur la fidélité de Dieu, sur la fraternité de tes frères ministres ordonnés et sur celle de tant de chrétiens qui ont très à cœur de soutenir leurs prêtres. Déjà sois béni pour ce que Dieu fera en toi et par toi, pour la mission de son Église, en cette terre où le Seigneur t’a semé et fait grandir. Amen.

 

+ Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens