Homélie de Mgr Le Stang pour la messe du Jeudi Saint

Chaque fois qu’est déposée dans tes mains l’hostie sainte et que tu y communies, tu reçois le corps sacramentel de Jésus, sa présence actualisée pour toi. Il vient demeurer aujourd’hui en toi. Il vivifie à nouveau, par cette communion, ton statut de membre du Corps qui est l’Église. Et au fond de ton être, tu peux entendre à nouveau résonner l’Évangile : Toi aussi, laisse-toi laver les pieds sans protester, par Jésus, qui te purifie, et maintenant va, à ton tour, laver les pieds de tes frères et sœurs en ce monde. Car l’appel de Jésus concerne tous les membres du Peuple de Dieu : Vous devez vous laver les pieds les uns des autres.

Chaque fois que nous communions à ce corps sacré, nous recevons en nous Dieu Créateur : il a trouvé que ce monde était bon et il a voulu le bonheur de chaque être humain. Tu reçois le Dieu de l’alliance qui n’a jamais désespéré de son Peuple, qui l’a libéré de la servitude en Égypte, lui le sang de l’agneau donnant comme signe attestant de son passage. Tu reçois celui qui a inspiré les prophètes et les sages qui ont inlassablement demandé aux hommes de fuir le péché, les idolâtries de l’argent, de l’orgueil, des faux dieux de toutes sortes, dieux d’Égypte ou dieux de notre temps, pour revenir à la Loi de Dieu. Tu reçois le Fils de Dieu, le Verbe fait chair, qui te veut debout et heureux.

Jésus institue l’eucharistie, à la veille de sa mort en croix, dans un climat de très grande tension communautaire et de violence sociale, un climat de trahison et de reniement, de méfiance et de défiance, dont les hommes semblent avoir fait leur ordinaire depuis la nuit des temps. Une ambiance qui ne supporte pas l’alliance nouvelle que Dieu veut sceller avec les hommes. Un refus profond du pacte qui unit la terre et le ciel.

L’eucharistie vaut tout l’or du monde

En livrant son corps et son sang la veille de sa mort, Jésus donne le sens de sa mort qui n’est ni un suicide, ni une résignation devant le mal, ni un acte kamikaze. Libre et lucide, il livre la clé de compréhension de son sacrifice qui enlève le péché du monde. Il révèle la miséricorde de son Père, qui ne se résigne pas au mal, et s’entête à faire confiance à ses enfants. Faites ceci en mémoire de moi. Allez au feu vous aussi, et ne laissez pas s’abîmer la dignité de l’homme, ne laissez pas le monde vivre sans l’énergie divine de l’amour. L’eucharistie est le pain du Ciel et l’aliment du Bien Commun : elle nous pousse à donner notre vie, sans nous prendre pour le Messie, sans nous laisser berner par les discours faciles. L’eucharistie apprend au croyant le vrai sens de la politique : Réconcilier toutes les créatures entre elles avec Dieu, édifier une cité où chaque personne créée à l’image de Dieu soit respectée, faire de ce monde le Corps de son Fils, dont l’Église est l’avant-garde, et grandir dans le désir du ciel et de la communion des saints, enfants égarés réunis par le sang de l’Agneau.

En ces instants, Jésus ne procède pas par discours creux. Son discours, c’est sa vie. Il est la Parole faite chair, une parole libre et incarnée. Autour de sa taille, il noue le tablier de l’esclave, il s’agenouille et lave les pieds pleins de poussière de ses apôtres. Il prend un peu de pain, un peu de vin, et de ces offrandes végétales – car il n’a pas besoin du sang d’un agneau, étant lui-même l’agneau du sacrifice – il dit la bénédiction et la parole de salut. Ce pain est mon corps, pour vous. Ceci est mon sang, celui de l’alliance nouvelle.

Il demande à ses douze apôtres, et à leurs successeurs, évêques et prêtres, mis à part mais non pas séparés, de faire de même, dans la mémoire de son sacrifice réalisé une fois pour toutes. Chers apôtres, vous serez les chefs du peuple nouveau, vous prendrez mon relai dans la puissance de l’Esprit. Alors : à genoux ! Et au service ! C’est ainsi que vous serez mon Église. Prenez, vous aussi, dans vos mains indignes, ce pain et ce vin, et soyez les intendants d’un mystère qui vous dépasse. Ne célébrez pas la messe avec légèreté mais en vous souvenant toujours de celui qui se donne par vos mains. Il fait de vous des relais de transmission de vie, pour que le monde soit sauvé dans sa Pâque. Il vous institue comme piliers d’une Église qui ne se dilue pas dans le monde mais le transforme de l’intérieur, et l’aide à passer de la mort à la vie en plénitude.

Frères et sœurs, et vous en particulier chers catéchumènes qui allez bientôt communier, l’eucharistie, est avec la Parole biblique et le don de l’Esprit Saint, l’énergie pour nos combats et le Pain pour la route. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. N’en faisons pas un lieu de querelles picrocholines, d’esthétisme dérisoire, ou de rites sans sève. Ne cherchons pas à faire d’elle un confortable spectacle alors que le seul spectacle qu’elle met sous nos yeux est celui de la croix victorieuse de Jésus. L’eucharistie vaut tout l’or du monde, qu’elle soit célébrée en cette cathédrale hors normes, dans une prairie de camp scout, dans la discrétion d’un EHPAD ou la salle de culte d’une prison. L’eucharistie, fréquentée avec assiduité et ferveur, fait de nous un Peuple que Dieu prend en pitié et qu’Il choisit pour continuer sa mission. Elle nous mène certes à la croix de Jésus, car qui veut se donner avec lui rencontre toujours la croix. Mais elle nous mène aussi à la communion des saints : un jour, ressuscités avec Lui, nous reconnaîtrons avec émerveillement combien nous avons eu raison de croire qu’il est, Lui, le seul Sauveur du monde qui nous lave les pieds et se donne en nourriture. Amen.

Cathédrale Notre-Dame d’Amiens

 Triduum pascal 2022