L’hospitalité d’une cathédrale. Une expérience pour aujourd’hui.

L’hospitalité d’une cathédrale.
Une expérience pour aujourd’hui.
Conférence de Mgr le Stang le 27 juin 2021.
à l’occasion de la clôture des 800 ans de la cathédrale d’Amiens

Frères et sœurs, chers amis,

Devenu le 104° évêque d’Amiens, j’ai voulu m’intéresser à mes prédécesseurs, et notamment au fondateur de ce diocèse d’Amiens, Saint Firmin, dont le portail nord de la cathédrale fait mémoire. Outre son martyr rapide et discret à la fin du IV° siècle, j’ai surtout découvert que, bien que ne sachant pas combien de temps il a vécu à Amiens, sans doute bien peu, on sait que Firmin était un chrétien converti, devenu missionnaire itinérant avec d’autres amis envoyés pour évangéliser le Nord de l’Europe et notamment la Picardie. J’ai cru comprendre aussi que quand Saint Firmin arrive ici, il y est déjà précédé par une petite communauté chrétienne, qui modestement, courageusement aussi au fil des persécutions, vit l’idéal chrétien contagieux des premières communautés chrétiennes décrit en Actes 2,46 : Chaque jour, d’un même cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple, ils rompaient le pain dans les maisons, ils prenaient leurs repas avec allégresse et simplicité de cœur.

Quelques siècles plus tard, en 1220, au XIII° siècle, Amiens est une belle ville, au sein d’une région où le christianisme des abbayes, comme celle de Corbie, toute proche, a conduit à un rayonnement extraordinaire de ce qu’on appelle désormais la chrétienté. Tout le monde est chrétien (ou presque). On ne parle pas en ce temps d’athéisme, de laïcité, de sécularisation et autres concepts peu poétiques et pas du tout théologiques que notre temps aime manipuler parfois dans le vide et jusqu’à l’hystérie. L’évêque de ce temps s’appelle Évrard de Fouilloy. Il ordonne à son architecte de bâtir ici le sanctuaire le plus vaste de la chrétienté. Les villes sont devenues prospères. Elles ne veulent plus dépendre des abbayes.

Les évêques gagnent en rayonnement et veulent pour la gloire de Dieu – et sans doute aussi pour leur propre gloire, on reste humain ! – et pour leur peuple, un édifice majestueux, qui chante l’équilibre entre la terre et le ciel, qui célèbre un monde, un cosmos, une humanité, ordonnés, voulus par Dieu et appelés par vocation à se tourner vers Dieu (et non vers l’argent ou le pouvoir temporel), à le servir et à l’honorer, dans l’attente du jugement dernier. Siècles de grande sainteté, de grand rayonnement intellectuel… on est loin des clichés obscurantistes encore véhiculés sur cette époque.

Aujourd’hui, 800 ans après, où en sommes-nous ? Avons-nous encore besoin de ces immenses cathédrales, devenues propriétés de l’État, que l’Église de toute façon ne pourrait pas entretenir ? De la splendeur du gothique, ne nous faut-il pas revenir à la modestie d’une christianisme domestique ? Ne sommes-nous pas revenu au temps de Saint Firmin ? la communauté chrétienne s’est réduite, dans une société qui semble avoir congédié le christianisme et ses valeurs. L’Église est souvent mal vue, peu reçue et peu entendue.

N’est-il pas revenu le temps où les chrétiens cherchent plutôt à revivre l’idéal chrétien des Actes des apôtres en petites fraternités, le temps des missionnaires itinérants venant d’ailleurs, comme les prêtres migrants d’Afrique et de Corée, ou ceux de la communauté Saint Martin, que mon prédécesseur, bien inspiré et aussi bien démuni, est allé chercher pour annoncer et faire vivre l’Évangile à nouveau en ce lieu, et pour y faire grandir la charité chrétienne dont témoigna ici leur saint Patron Saint Martin ? Et c’est au fond de la Bretagne, encore un peu catholique, que le Pape a dû aller chercher un évêque qui espère faire ici un peu de bien espérant et ne pas trop vite mourir comme Saint Firmin, ni ne se prenant pas, rassurez-vous, pour Mgr Évrard de Fouilloy. Bref, La cathédrale serait-elle devenue surdimensionnée et peu utile pour la minorité chrétienne du XXI° siècle ? Après tout, l’Église est d’abord affaire d’hommes et de femmes, de pierres vivantes et non d’édifices de pierre, tout splendides ou flamboyants qu’ils soient.

Repensons les choses autrement : une cathédrale peut-elle être autre chose qu’un lieu chrétien ? Ce serait stupide même de l’imaginer. On ne peut comprendre une cathédrale, son histoire, son agencement, son mobilier, ses statues et ses vitraux… sans entrer tant soit peu dans le génie du christianisme. On ne peut tirer un trait sur ces siècles d’histoire, entre 800 et 1600, et parfois encore aujourd’hui, qui ont vu des cathédrales s’élever vers le ciel. Le christianisme des cathédrales est notre histoire, il est dans l’ADN de l’histoire non seulement de la France mais du monde, et l’UNESCO ne s’y trompe. Non pas une histoire morte mais une histoire qui continue de s’écrire, au fil des événements. Fièrement, d’invasions en guerres et destructions ou incendies, les cathédrales continuent d’être plus que jamais l’âme de notre pays… comme l’incendie de Notre-Dame de Paris l’a prouvé.

Les chrétiens élèvent au Christ des lieux de culte parce qu’ils croient que Jésus est le chemin, la Vérité et la vie. Et quand la Vérité s’est manifestée, ne serait-ce qu’une fois, dans l’histoire des hommes, on ne peut plus jamais faire que cela n’ait pas eu lieu. Tout ce que vivent les hommes de tous les temps, sera désormais marqué par la personne de Jésus-Christ, pour ou contre lui. On peut nier ce fait.

Une cathédrale peut-elle être autre chose qu’un lieu chrétien ? Non, par définition. Elle est le lieu de la cathèdre, où siège l’évêque successeur des apôtres de Jésus-Christ, non pas patron d’un business religieux, prêtre d’une religion d’état ou civile (dont la tentation traverse encore les temps que nous vivons), ou sacrificateur d’un quelconque culte païen. Non, simplement, un pécheur pardonné qui parle de Jésus, célèbre Jésus, et rassemble tous les hommes sauvés ou égarés au nom de Jésus.

Mais un lieu chrétien peut-il être un lieu sans vie ? Non plus. La foi chrétienne est un dynamisme de vie plus forte que la mort. Elle entraîne tout sur son passage. Au plus bas de ses effectifs, sans prospérité, pauvre : qu’importe si le dynamisme de vie est à l’œuvre ! Le christ est Chemin, Vérité, Vie. La macération dans ce qui sent la mort n’est pas le lot du disciple de Jésus.

Puisque la cathédrale est un lieu chrétien, elle reste un lieu où se vit, se célèbre et s’annonce la foi des chrétiens… Elle est aussi un lieu où s’expérimente chaque jour la charité qui est le cœur de l’expérience chrétienne, qui résume tout… cette charité qui s’étend à tous, jusqu’au plus dangereux de nos ennemis. Et en ce lieu, la charité se fait hospitalité. L’auteur de la lettre aux hébreux se fait pressant auprès de la communauté chrétienne à laquelle il écrit : « Que demeure l’amour fraternel ! N’oubliez pas l’hospitalité : elle a permis à certains, sans le savoir, de recevoir chez eux des anges. (Hb 13, à1-02)

L’hospitalité, qu’est-ce à dire ?

Dans le mot hospitalité, il y a le mot hôpital. L’Église, ressasse le Pape François, doit être au milieu du monde, comme un « hôpital de campagne ». Un lieu où l’urgence est de mettre à l’abri, de rassembler, de nourrir, d’édifier, de réconforter… ceux qui cherchent, qui sont seuls, perdus, égarés, qui trouvent la vie absurde et ce monde sans avenir. Être un hôpital où tous se sentent accueillis, pris en charge, écoutés avec la possibilité de raconter la plus intense des souffrances ou le plus horrible des péchés. Par sa beauté, par ses lumières, par son silence ou sa musique, par ses chants et ses célébrations… ceux qui vivent de l’Esprit de Jésus et qui font vivre cette cathédrale, même si elle leur paraît être parfois un vêtement trop ample et qui réchauffe peu, reçoivent la mission d’en faire un lieu source, un lieu qui oriente d’une solitude vers une communauté, du matérialisme vers l’intériorité, du nihilisme vers la transcendance, de la fascination pour le mal à l’amour du Bien, de l’angoisse de la mort à la joie du ciel dans la communion des saints.

En ce lieu où se conjuguent, avec le sens chrétien des paradoxes, le culturel et le cultuel, le tragique et le liturgique, l’esthétique et l’éthique, tout le monde peut trouver sa place. Elle est suffisamment grande pour que l’individualiste du XXI° s’y assoie avant de sentir qu’il a besoin de faire communauté avec d’autres. Elle est suffisamment solide pour que les fragilités du temps puissent y être déposées. Ses piliers sont suffisamment larges pour que dans la discrétion des larmes versées, on puisse se convertir et se dire : comme j’ai été bête de ne pas y croire, de tout laisser tomber. Il est si beau, le Beau Dieu d’Amiens.

Longue vie à notre cathédrale…Elle porte en elle le Trésor d’une vie pour lequel on peut tout larguer…Elle est l’écrin du Christ…

Qu’aucune frontière n’empêche de rejoindre votre cœur.

Et que le sourire de Notre-Dame d’Amiens ranime sans cesse le vôtre.

+ Mgr Gérard Le Stang
Evêque d’Amiens