Parole de notre évêque : Don de paix

Car le Seigneur le déclare, voici que je dirige vers elle la paix comme un fleuve, et comme un torrent qui déborde la gloire des nations.

Cette promesse rapportée il y a plus de 2500 ans au peuple hébreu en exil loin de sa terre peut-elle encore avoir une quelconque pertinence aujourd’hui ? Il y a 100 ans, sur ces terres du nord est de notre département, commençait l’interminable bataille de la Somme. Nous ne faisons pas seulement mémoire des 500 000 victimes de l’empire britannique de l’époque et des 200 000 victimes françaises, mais aussi des 500 000 victimes allemandes. Ces hommes ont donné leur vie au cœur de l’absurde. Dans le livret de présentation de la célébration du centenaire de cette bataille au mémorial de Ajouter au dictionnaire, le prince Charles utilisait l’adjectif « futile ». 1 200 000 victimes pour une « futilité ». La lecture historique ne peut sans doute se réduire à cet adjectif, mais il est cinglant. Et si nous ne pouvons qu’honorer ceux qui ont donné leur vie pour ce qu’ils percevaient comme une juste cause, nous ne pouvons pas en rester là.

Un siècle après la grande guerre, la question se pose : la paix est-elle possible ? Et si oui, sous quelle condition ? Nous avons appris de la première guerre mondiale que la paix ne peut jamais s’obtenir par l’humiliation des vaincus. Celle-ci, en 1918, n’a fait que préparer la seconde guerre mondiale avec ses horreurs. Le centenaire de la première guerre mondiale interroge aussi douloureusement les démocraties sur leur capacité à construire la paix. Lors de la deuxième guerre mondiale, pour répondre à ce que nous percevions comme le mal radical, nous n’avons pas réussi à trouver d’autres solutions que la bombe atomique. Et nous avons réussi à faire passer un mal terrible pour le plus grand bien, facilitant ainsi par la suite toutes sortes de compromis moraux, voire de démissions morales. Il est trop facile de juger l’histoire quand on n’est plus directement confronté aux défis impensés qui se présentaient alors. Je ne me permettrais aucunement de le faire. Mais cela ne veut pas dire que nous n’avons pas à prendre à bras le corps ce genre de question. Sans quoi nous ne serons pas fidèles à ceux qui ont donné leur vie lors de la bataille de la Somme ou ailleurs.

La situation depuis a changé. L’art de faire la guerre – pour autant que l’on puisse parler d’art – a évolué. Mais l’actualité nous le rappelle chaque jour cruellement : l’absurdité et la violence n’ont pas déserté la face de la terre.

Dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : ‘paix à cette maison’

Ce que nous vivons aujourd’hui en Europe – dans cette construction européenne dont nous ne pouvons pas oublier que, quelles que soient ses imperfections, elle a servi la paix – manifeste très clairement que celle-ci ne peut avoir pour seul socle l’économie, ni un communautarisme européen qui prendrait la place d’un communautarisme nationaliste. Aucune paix durable ne se construit sans la recherche de la justice et de la vérité jusque dans les relations internationales, ni sans la prise en compte de la personne humaine dans ses aspirations et sa dignité inaliénable de sa conception à la mort naturelle.

Le chrétien ne sait pas bien répondre à la question de la paix. Il ne se sent pas supérieur aux autres pour la construire. Pourtant, il veut en être artisan. « Dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : ‘paix à cette maison’ ». Il apparaît très clairement d’ailleurs que, dans la bouche de Jésus, la paix est un autre nom du Royaume qu’il appelle de ses vœux et dont il dit qu’il « s’est approché » de vous.

Ce qui meut l’action du chrétien pour la paix, c’est cet envoi par le Fils de Dieu et la conviction que la promesse rapportée par Isaïe n’est pas vaine, puisqu’elle s’est réalisée en Jésus-Christ : « Car le Seigneur le déclare, voici que je dirige vers elle la paix comme un fleuve. » Ce qui n’est pas à notre portée, le Christ vient nous le donner, le Seigneur le dirige vers nous.

Cette conviction est beaucoup moins mièvre qu’il n’y paraît. D’abord, elle demande d’accepter de ne pas être la source de la paix. Qui d’entre nous peut prétendre être la source de la paix ? Nous voulons en être acteur, nous savons que nous n’en sommes pas la source. Il y a une humilité fondamentale. Nous faisons trop l’expérience de nos limites, de nos fragilités et de nos propres violences.

DISPOSONS-NOUS À RECEVOIR CE DON DE LA PAIX

Ensuite, il s’agit de nous disposer à recevoir ce don de la paix. C’est bien vers nous qu’il est dirigé par le Seigneur. Dire que nous n’en sommes pas la source, ce n’est pas nous en débarrasser entre les mains d’un autre, fut-il Dieu. C’est le laisser nous éduquer pour que nous apprenions ses mœurs. Oui, les chrétiens ont l’incroyable ambition, au cœur même de leur pauvreté radicale, de se laisser éduquer par les mœurs de Celui que la Bible désigne comme le Prince de la paix, le Fils de Dieu lui-même, « Christ notre paix », comme le dira Saint Paul.

Et ses mœurs, nous les apprenons par la croix. « Que la croix du Christ reste ma seule fierté », déclarait Saint Paul dans la deuxième lecture que nous avons entendu. La croix, en Jésus, n’est à aucun moment la capitulation devant la violence. Mais elle est le refus de répondre à la violence par la violence, car ce faisant nous ne faisons qu’installer plus de violence. « Je vous envoie comme des agneaux aux milieux des loups » disait Jésus. Il ne nous condamne pas à un pacifisme bêlant et démissionnaire, il nous convoque à refuser une certaine logique du monde qui ne peut amener à la paix. Les seules armes de la paix sont la charité, la justice et la recherche inlassable de la vérité. Si nous voulons instaurer la paix avec les armes de la violence, nous échouerons toujours.

Nous chercherons donc avec tous les hommes et femmes de bonnes volontés, nous tâtonnerons, nous accepterons, consciemment ou inconsciemment, un certain nombre de compromissions, pourtant nous ne nous résignerons jamais.

Parce que, nous le croyons, Christ est mort et ressuscité.

Parce que, nous le croyons, Dieu ne manipule pas l’homme mais il s’offre à lui comme cette puissance qui plonge dans la violence pour en changer le signe.

Parce que nous le croyons, sa miséricorde qui ne se reprend jamais a plongé au plus intime de notre chair.

Parce que nous le croyons, le Christ ouvre en nous ce qu’il est lui-même, la vie plus forte que la mort, la paix plus forte que toute violence. Nous voulons nous y rendre disponible, nous voulons nous laisser enseigner et éduquer par l’Esprit Saint.

J’ai ici le devoir d’interpeller la communauté catholique : comment désire-t-elle vivre ce qu’elle annonce ? Comment nos communautés locales se laissent-elles éduquer par leur Seigneur pour devenir signes du Royaume qui vient, c’est-à-dire de la Paix que le Seigneur veut diriger vers l’humanité entière. La contribution essentielle que nous pouvons apporter à notre monde est déjà d’essayer d’en vivre dans nos communautés, pour qu’elles deviennent des signes prophétiques de cette paix que nous espérons pour tous. Il y a là des conversions personnelles et communautaires que le jubilé de la miséricorde voulu par le pape François nous invite à vivre. Je dirais plus : exige que nous vivions. Il me semble que nous ne nous ouvrons encore que trop peu à cette exigence.

« Dans toute maison où vous entrerez, dites : ‘paix à cette maison’». Le pape, dans son encyclique Laudato Si parlait de « la sauvegarde de la maison commune ». C’est au cœur de cette maison commune qu’est notre monde que nous avons à annoncer la Paix. A l’occasion du centenaire de la bataille de la Somme, nous prions pour la paix. Nous ne nous débarrassons pas de la paix dans les mains du Tout Autre, nous voulons l’accueillir de lui pour en devenir les acteurs. Que le Seigneur soit béni !

Messe pour la Paix – 3 juillet 2015, cathédrale d’Amiens
+ OLIVIER LEBORGNE, ÉVÊQUE D’AMIENS

MGR Olivier Leborgne