Famille, école de fraternité

Famille, école de fraternité

Conférence Abbeville – 22 janvier 2014 – et Amiens – 12 février 2014 –

Une conférence sur la famille… comme je le disais dans mon éditorial d’un précédent numéro du Dimanche, il me semble difficile de bien parler de la famille. Entre notre désir de la famille et la réalité de ce que nous en vivons, entre les promesses de la famille et ses blessures, entre les attaques répétées dont elle est l’objet et malgré tout le plébiscite qu’elle récolte à chaque sondage, entre des modèles hérités de l’histoire et l’éclairage de l’Evangile, comment bien parler de la famille ? Je me souviens de la réaction agacée d’un prêtre face à l’expression « bonne nouvelle de la famille ».

Comment nier que la famille soit fondamentalement une bonne nouvelle car aucun petit d’homme ne se construit indépendamment de sa famille – même dans les cas des plus graves déficits, elle ne peut jamais purement et simplement être passée en pertes et profits ? Et en même temps, pour nous prêtres – avec d’autres éducateurs ou accompagnateurs de couples -, à accompagner tant et tant de familles abîmées et de couples perdus, on peut se demander s’il y a encore une bonne nouvelle de la famille ? On ne peut que constater pourtant que ceux qui connaissent de graves blessures familiales ou des échecs douloureux n’ont de cesse, sauf exception, de se relancer dans une aventure qui a une forme familiale évidente. Comme le montre Fabrice Hadjadj, dans les pages qu’il consacre à « qu’est-ce qu’une famille ? », la famille est un fait qui finalement résiste, quoiqu’il arrive.
Il s’agit de la servir. Il s’agit de l’aider à devenir elle-même. Il s’agit donc de la garder dans une logique tout à la fois de consentement (dans mon esprit, le consentement n’a rien à voir avec la résignation ; au contraire, le consentement est habitation du réel tel qu’il se donne, seul chemin pour pouvoir le faire évoluer) et de conversion. La famille, comme la personne humaine, parce qu’elle faite de personnes humaines, est traversée par des blessures. Mais la famille voulue par Dieu (Gn 1) et aimée de Dieu comme la personne humaine est sauvée par Dieu. Elle porte donc des promesses qu’avec réalisme mais détermination, il nous faut servir.
Dans cette optique, je voudrais devant vous aborder quatre points. S’il est difficile de parler de la famille, c’est aussi que le sujet est tellement vaste qu’aucun discours ne l’épuise. Je n’ai vraiment pas la prétention d’avoir une vision globale. Je voudrais tenir un développement en quatre points qui, je l’espère, croiseront l’actualité de ce que nous vivons depuis quelques semaines et celle du synode romain sur la famille. Nous aurons ensuite un temps d’échange entre nous.

I / La famille comme école de la fraternité

Pour commencer, je voudrais vous partager une expérience que j’ai faite 28 décembre dernier, le jour de la fête de la Sainte Famille. J’ai toujours été un peu malheureux avec cette fête. Je ne sais jamais trop comment y prêcher. Cette sainte famille ne me parait guère correspondre aux standards de la famille telle qu’on l’entend habituellement. Et je ne sais quoi en dire. Ce matin de la sainte famille 2014, je suis donc allé à l’oratoire, avec mon désarroi. Et je ne voyais vraiment pas quoi dire. Au bout d’un certain temps, il était 7h30, quelqu’un a sonné. Etonnement, cela ne m’est arrivé qu’une ou deux fois en 9 mois, et 7h30 n’est pas une heure très habituelle pour une visite. J’hésite, quand la sonnerie retentit pour une deuxième fois. Je me décide à quitter l’oratoire et à aller ouvrir. Et là, je trouve un homme perdu, m’expliquant brièvement sa situation et me demandant si je pouvais l’aider. Comme toujours, dans ces moment-là, je me demande si je peux faire confiance, si la personne n’essaie pas de m’attendrir alors qu’elle est un « parasite professionnelle », etc. Il fait froid dehors, je me décide malgré tout à la faire rentrer. Nous nous asseyons dans la cuisine. Au bout de 5 minutes, je décide de lui donner ce qu’elle me demande, même un peu plus parce que je n’ai pas de monnaie, et au bout de 7 minutes, elle repart avec un billet de 20 euros et je peux remonter dans mon oratoire. Et je peux remonter dans mon oratoire….
J’y remonte de fait. Mais pour me rendre compte de deux choses : je ne sais pas le prénom de cet homme, et je ne lui ai même pas offert un café. St Vincent de Paul disait, quand les sœurs lui demandaient si elles pouvaient quitter l’oraison pour accueillir un pauvre, que ce n’était pas quitter Dieu que de quitter Dieu pour Dieu. Non seulement je n’ai pas reconnu que c’était Dieu qui me visitait, mais je n’ai même pas pris le temps de reconnaitre un frère en humanité. C’est souvent comme cela : nier Dieu amène à nier l’homme. Et je n’ai pas su lui offrir autre chose que quelques minutes renfrognées du genre : tu-me-déranges-dans-mon-oraison-et-tu-viens-encore-me-taper. Il est bien sur reparti avec un peu d’argent, mais incapable de le reconnaitre comme un frère, que lui ai-je offert qu’une humiliation de plus ? Ces sentiments m’ont vite envahi… Mais alors que je demandais pardon au Seigneur de ne pas avoir su l’accueillir dans ce frère qui a frappé chez moi, et de ne pas avoir su reconnaitre cet homme comme un frère qu’il me donnait, m’est apparu alors très clairement que dans cette visitation le Seigneur me donnait une clé de compréhension de la famille (et du même coup, mon homélie pour la messe qui suivait) : la fraternité.
La famille est une école de la fraternité. La famille est une école de fraternité dans le réalisme de la chair, c’est-à-dire à partir de relations que l’on n’a pas choisies mais qui nous sont données, qui nous précèdent et auxquelles on est donné, c’est-à-dire dans le réalisme de relations qui se tissent entre promesses et blessures, entre désir et agacement, entre « je veux » et « je n’ai pas le choix ». La famille est une école de la fraternité concrète : elle ne se rêve pas en théorie, elle s’expérimente au gré des heurs et des malheurs de la famille, des humeurs de ses membres, des événements auxquels elle est confrontée – en tant que famille, et chacun de ses membres personnellement -. Et cette école de fraternité est absolument irremplaçable. Nulle autre école de ce genre n’existe ailleurs. La famille est un creuset de vie sociale, jusque dans ces épreuves. Elle est, à ce titre, irremplaçable.
Et parce que la fraternité y est expérimentée, parce qu’elle est ce lieu d’initiation à la fraternité qu’on y soit disponible ou non, elle est ce lieu qui permet d’espérer pouvoir vivre la fraternité dans la vie sociale. C’est bien à partir de cette école là que la liberté peut se déterminer socialement pour la fraternité et la paix. Sans cette école-là, si concrète, si belle mais parfois si dérangeante, comme imposée, la personne humaine peut théoriser la fraternité, elle aura toujours du mal à la vivre. C’est bien dans la famille que j’apprends à ne pas être le centre de tout, c’est bien là que je fais l’expérience – que j’en sois heureux ou non – que je ne peux pas vivre sans les autre, c’est bien là que consentant à la source qui me précède, j’apprends à me donner avec ce que je porte de richesses et de fragilités. Et cet apprentissage ne se fait pas par émotion ou par élection, mais par convocation, par injonction du réel. Et c’est là que je fais l’expérience que ce réel me précède et que c’est à partir de là, et pas à partir de rien ou de ce que j’aurais décidé, que je vais pouvoir construire ma liberté et me construire comme une personne libre. C’est bien là encore que je vais découvrir qu’il n’est de liberté que relationnelle, qu’en relation, et que la liberté n’est en aucun cas l’alibi de mon individualisme autocentré ou de ce que le pape François appelle la mondialisation de l’indifférence. C’est là que je fais l’expérience que le temps est constitutif de la relation, que personne ne se construit dans l’immédiateté et que la paix ne se donne pas dans l’absence d’aspérité mais dans le désir renouvelé du don par le pardon sans cesse réoffert au cœur même de mes refus du don.
Nous pourrions encore longuement développer. Je vais cependant m’en tenir à cela. La famille est l’école de base (au sens de fondement) de la fraternité. Je crois qu’il y a là quelque chose à redécouvrir, tout particulièrement au regard des événements de violence que nous avons vécus récemment.
Mais affirmer cela n’est pas sans conséquences ou enjeux. Je voudrais en évoquer trois.

II / Quel moteur pour l’éducation ?

Le monde est extrêmement mouvant. Les repères d’une génération semblent (je dis bien « semblent », parce que je n’en suis pas si sûr que cela) malmenés par la génération suivante. La mondialisation en nivelant les cultures déstabilise les critères d’appartenance et les repères d’identité. Les événements récents s’y ajoutant, l’avenir apparait incertain et le monde dangereux.
Le réflexe peut alors être la peur. Le reflexe peut alors devenir la surprotection et la défiance. Cela peut se traduire explicitement par le discours et des actes assumés, implicitement par des choix de plus en plus identitaires et communautarismes.
Il me semble qu’il nous faut y être extrêmement attentif. Il y a des craintes légitimes que j’entends très bien et la tâche éducative qui revient premièrement et prioritairement aux parents est extrêmement complexe. Je ne sais pas si elle est plus difficile qu’hier, il est clair qu’elle ne l’est pas moins.
Pourtant ces craintes qui doivent être entendu ne peuvent être le cœur et le moteur de l’action éducative. On n’éduque personne durablement dans et par la peur.
J’ai reçu récemment une lettre me demandant de faire en sorte que l’école catholique soit vraiment catholique. Je le désire profondément. On m’a dit, dans d’autres circonstances, que dans certains endroits elle était trop catholique. Je réponds à cette dernière interpellation que l’on n’est jamais trop catholique au sens profond et juste du mot. Il peut nous arriver d’être « mal » catholique. Je désire que l’école catholique, comme ses statuts l’y invitent explicitement, mettent le Christ au centre de leur pédagogie. Et que le Christ, je dis bien le Christ et pas seulement ces vagues valeurs chrétiennes dont j’entends parfois parler, inspire profondément le projet éducatif, l’excellence pédagogique des professeurs, l’attention et l’accompagnement de chaque élève. Je désire que l’Evangile, qui n’est pas un vade mecum de valeurs mais la révélation de Celui qui permet à l’homme d’advenir à sa plénitude, soit clairement annoncé à tous, non pas imposé, bien-sûr, mais clairement proposé. Je rejoins donc cette demande que l’école catholique soit toujours plus catholique.
Cependant quand, dans la suite de la lettre, on m’explique ce que cela veut dire « de ne l’ouvrir qu’aux catholiques », je ne peux que très fermement dire non. Catholique veut dire universel. Nous ne serons fidèles à la révélation de Dieu en Jésus Christ que si nous inscrivons notre action à l’horizon de l’universel. Le Fils de Dieu s’est fait homme pour en faisant de tout homme un fils, le donner comme frère à tous les autres, qu’ils confessent ou ne confessent pas Jésus-Christ. Cela est bien-sûr très exigeant. Mais il y a là quelque chose de capital. J’ai pris l’exemple de l’enseignement catholique, mais il faudrait pouvoir revisiter l’ensemble de l’agir éducatif dont le lieu principal et premier est dans les familles.
La famille est la première école de la fraternité pour donner aux petits d’homme, quand ils auront atteint l’âge de la maturité, de pouvoir oser l’engagement concret pour la fraternité. Elever des enfants hors-sols ou sous bulle, c’est le plus souvent – et je ne l’ai constaté que trop souvent – préparer des adultes mal à l’aise dans leur peau, ayant des difficultés à établir des relations équilibrées et incapable de déployer leurs promesses et de prendre une place active au cœur de la société.
En disant cela, je n’invite pas à l’insouciance ou à l’inconscience. Il y a un appel à l’ouverture qui répété sous forme de slogan peut devenir suspect. La croissance d’un enfant puis d’un jeune a ses rythmes. Il y a des étapes. La parole partagée en confiance avec des adultes doit trouver une place fondamentale au fur et à mesure des découvertes qu’il fait du monde, avec ses promesses et ses violences. Il y a aussi une injonction à la tolérance qui ne me semble être parfois que la justification et l’alibi du relativisme et de l’individualisme, c’est-à-dire de la démission de la tache éducative. Ceux qui ont fait l’expérience d’être simplement tolérés dans un groupe en savent le poids d’humiliation. Je préfère mille fois la promotion d’une culture du respect dans la vérité.
Mais la visée est bien la fraternité dont la famille est l’école. La peur ne peut donc pas être le moteur de l’éducation. Seul l’amour dans la vérité peut l’être. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils pour le pardon des péchés » (Jn 3).

III / Etre fils ou fille pour devenir frère ou sœur

Mais pour vivre la fraternité il faut plus qu’une déclaration d’intention. On ne devient pas frère parce qu’on le décrète. La fraternité n’est pas le fruit d’un consensus. Elle est le résultat d’un don. Dans une fratrie, les frères et sœurs ne le sont pas parce qu’ils l’auraient décidé mais parce qu’ils ont été donnés les uns aux autres par leur père et leur mère. Il y a un don premier qui fonde ce fait de la fraternité. Et cela, quelles que soient les conditions de ce don : je suis frappé combien dans des familles abîmées, la fragilité de ce don premier, sa multiplicité éventuelle, voire sa violence, n’annule en rien ce qu’il fonde, à savoir la fraternité.
Il y a ce don qui m’a donné à la vie. Ce don, avec ses fragilités et ses inattendus, est fondamentalement un don gratuit et inconditionnel. Ce don à l’origine de ma vie est également à l’origine de la vie de mes frères et sœurs. Il peut créer des jalousies – c’est un stade habituel du développement de l’enfance qui passe par une période où il ne comprend pas pourquoi il n’est plus le centre du monde, c’est parfois une souffrance qui traverse toute la vie -. Mais c’est dans la reconnaissance que ce don m’a été fait comme – et pas comme, parce que chacun est unique – il a été fait à mes frères et sœurs que je les reconnais et accueille vraiment comme des frères et sœurs. Et c’est parce que j’ai reconnu ce don premier pour moi et pour mes frères et sœurs que j’entre dans cette aventure de la fraternité. Bref, il n’y a de fraternité que dans la filiation partagée reconnue.
Il y a là quelque chose de capital, je crois. Je ne sais pas si vous avez remarqué un profond déséquilibre dans la manière dont les politiques et les média rendent compte de notre belle devise républicaine : « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ils parlent très souvent de liberté, et tant mieux. L’actualité récente nous y renvoie et nous invite à revisiter ce qu’on entend par liberté. Elle est au fondement de la vie de notre société et de la construction de la personne humaine. On entend aussi beaucoup parler d’égalité, que ce soit en matière sociale ou en matière éducative, et tant mieux. Même si je crains qu’on confonde parfois l’égalité avec l’égalitarisme qui n’en est qu’une contrefaçon malheureuse et destructrice. Et puis il y a la fraternité. Ce mot a quasiment disparu du discours public. Lors des événements récents, les choses ont été abordé sous le signe de la liberté, très peu sous le signe de la fraternité. Cela me parait assez étonnant, et symptomatique. Qui nous parlera de la liberté au risque de la fraternité ? Dans l’une des dernières circulaires ministérielles fixant les orientations pour l’éducation nationale, les mots liberté et égalité étaient des références abondamment citées, celui de fraternité, jamais. Avant-hier matin, j’entendais sur une radio nationale un professeur chargé de cours en éducation civique déplorant le peu de temps consacré dans les faits à cette matière pour éduquer à la liberté, l’égalité… et la laïcité !
Il y a un glissement qui n’est pas du tout anodin. Pour penser la fraternité, il faut penser un don premier. Il faut penser la paternité et filiation. La fraternité, dont la famille est l’école par excellence puisqu’elle est le lieu de la filiation, ne peut être vécue que dans la reconnaissance d’une source commune. Et même si cette source commune est difficile à nommer de telle sorte à ce que tous s’y retrouvent – serait-ce la nature humaine ? Ou ce « Père » dont parlent les chrétiens ? -, l’incapacité de la nommer de quelque manière que ce soit risque de dissoudre ce qu’on appelle les droits de l’homme (car ce qui fait un homme ne fait plus consensus et ne dépend plus que de définitions partisanes) mais plus encore alors, l’incapacité de se penser et de se vivre comme précédé, comme donné à la vie, empêche de penser et de vivre la fraternité.
Ici, il faudrait développer l’urgence de servir la conjugalité. Beaucoup de psychiatres le disent clairement : servir la conjugalité, c’est servir la famille, c’est servir la filiation heureuse et épanouie, et donc la fraternité. L’enfant a besoin de savoir que la source du don qu’il est n’existe pas qu’à travers lui ; et pour pouvoir se vivre comme donné, s’il doit être sûr du don premier qui l’a suscité, il doit aussi expérimenter que ce don ne le retient pas mais l’appelle vers la vie. C’est en étant un don pour un autre et par un autre que le don premier qui le fait être lui permet d’oser le don vers les autres.
La famille est le lieu du don et de l’accueil, de l’échange des dons et de pardon, « de la solidarité et du partage » (Pape François), dans la sécurité d’un don premier jamais repris. Elle est ainsi pour tout petit d’homme une école de fraternité et d’amour irremplaçable. Soutenir la famille dans cette tache fondamentale me parait être alors la meilleure objection à toutes les idéologies qui voudraient la voir disparaitre, plus efficace que bien des discours.

IV / Le Christ au cœur de la famille

Fraternité et filiation. Des dimensions constitutives de la construction de la personne humaine dont la famille est le creuset. Des réalités souvent blessées aussi.
Soutenir la famille comme cellule de base de la société n’est pas nier ses fragilités, ses blessures et, dans certains cas, ses impasses. Mais reconnaitre cela n’est pas non plus invalider une réalité – la famille – que rien ne peut remplacer. C’est au contraire prendre tous les moyens pour l’accompagner, la soutenir, lui permettre de déployer tout ce qu’elle porte de promesses. Soutenir la famille, c’est soutenir la conjugalité et pas seulement faciliter la dissolution du lien quand il traverse une crise. C’est soutenir la tâche éducative des parents, les responsabiliser mais pas les culpabiliser quand ils perdent pied. C’est choisir le non immédiatement rentable, c’est refuser le diktat de l’utilitarisme à courte vue et de la consommation pour construire une société humaine fraternelle durable. Et au bout du compte d’ailleurs, y gagner économiquement (le cout du démariage en termes économiques – multiplications du logement, des transports, etc. – et humains – solitude, dépression, croissance tumultueuse, etc. – est énorme).
Mais il me semble qu’il ne faut pas incriminer que le politique, même si on peut regretter qu’il ne soit pas à la hauteur des défis de la famille. La question de l’engagement d’autres instances est aussi posée (comme les associations par exemple). Et celle de l’Eglise également.
Le synode romain n’a pas d’autre objet que celui-là : comment évangéliser la famille, comment l’accompagner à la lumière de l’Evangile, comment la soutenir, quelle que soit la situation qu’elle traverse ?
La question en fait est capitale. Si l’Eglise veut être un partenaire de l’engagement des hommes et des femmes de bonne volonté au service de la famille, elle a plus à proposer. Elle se situe aussi autrement car ce qu’elle a de plus cher à offrir est d’un autre ordre.
Il est très important de nous engager dans l’action politique – le service de la cité dont Pie XI disait qu’elle est le plus haut degré de la charité -, nous savons que l’action politique, aussi indispensable soit-elle, n’est pas toute puissante. Elle ne fera jamais l’économie de notre propre engagement.
Mais il y a plus. Les événements que nous venons de vivre en France nous rappellent très clairement que nous avons besoin d’un sauveur. La frontière entre la violence et la paix, nous le savons, ne passe pas entre nous et quelques fondamentalistes. Bien-sûr ces derniers sont pris dans une folie toute particulière. Mais qui d’entre nous n’est pas parfois – voire régulièrement – traversé par des pulsions de violences – l’impatience en est souvent la porte -, d’agressivité –même vis-à-vis de ceux qu’on aime le plus -. « Je ne fais pas le bien que je voudrais faire, je fais le mal que je ne voudrais pas faire » dit St Paul (Rm 7), décrivant ainsi une expérience humaine universelle. Nous pouvons nous y résigner. Nous pouvons ne plus vouloir le voir et traiter de moralistes ceux qui essayent plus ou moins adroitement de le rappeler. Nous pouvons nous en désespérer.
Et alors la famille se délite dans un repli individualiste, consumériste, et bien souvent peureux. On essaie de construire une réalité cocoonesque, rassurante au début, profondément décevante au bout du compte, mais l’horizon de la vie n’est plus là. On survit certes. Je ne suis pas sûr qu’on vive.
Or c’est là l’impact précis de l’Evangile. La vie pour aujourd’hui. Pas seulement la survie mais la vie. L’Evangile, je le disais en commençant, n’est pas un livre de recettes morales. Il est quelqu’un. Il est Dieu en Jésus qui vient partager ma vie, toute ma vie, pour que je partage dès maintenant sa vie et toute sa vie. L’Evangile est vraiment une bonne nouvelle pour la famille : en Jésus le Fils unique du Père, nous accueillons la filiation fondamentale, nous devenons fils et fille du Père, du donateur de vie exempt de tout accaparement, de toute possession, de toute perversion. Et alors dans cette joie des fils et des filles, nous pouvons oser la fraternité. La grâce de la résurrection, ou plus exactement la grâce du Ressuscité (tout le christianisme est là) est pour la famille la grâce du don par-delà tout don jusqu’au pardon, la grâce de l’amour plus fort que le désamour, de la paix plus fort que la violence, de la joie plus forte que la tristesse. La grâce du Ressuscité « selon la chair » est ce don dans l’épaisseur de notre chair, c’est-à-dire de nos histoires personnelles et familiales. Cela n’est pas d’abord une question de valeurs – même si cela l’appelle – mais une question de relation : relation à Dieu, accueil d’un amour qui me précède, qui me veut vivant, et qui se donne à moi ici et maintenant pour me faire frère de tout homme.
Remettre le Christ au cœur est un enjeu fondamental pour la famille, et donc pour la société. Il y a là une source de fraternité inépuisable. Je disais « une », il me semble que Christ est « la » source vive de notre humanité et la source fondamentale de toute fraternité.
Le synode romain – nous ne sommes qu’au milieu du gué de cette aventure – nous aidera à renouveler ce qu’on appelle la pastorale familiale, de la préparation au mariage qu’il nous faudra certainement revisiter à l’accompagnement des couples et des familles jusque dans leurs épreuves voire leurs échecs, en passant par le soutien et l’engagement renouvelé dans la tâche éducative.
Mais rien ne se fera, ne nous trompons pas, si chacun d’entre nous ne se détermine pas de manière renouvelée pour le Christ. Chacun personnellement d’abord. En couple si cela est possible. Et en famille. « Il se révèlera fondamental de mettre en exergue le primat de la grâce » (relation § 31). Le soutien et la promotion de la famille est aussi, et peut-être d’abord, une affaire spirituelle. Et là, comme évêque, je compte sur vous.

Conclusion

L’homme dont je vous ai parlé, celui qui est venu me déranger le jour de la Sainte Famille, est revenu hier matin. Un peu plus tard. A 7h45. J’ai cru que c’était ma femme de ménage qui arrivait en avance. Je suis descendu en vitesse de mon oratoire. Ce n’était pas ma femme de ménage. C’était cet homme. Pressé, il me demandait de quoi aller à Creil ou l’attendait, m’a-t-il dit, un emploi temporaire pour quelques jours. Je l’ai accueilli dans un sourire que j’ai espéré franc. J’ai discuté. J’ai bien sûr cédé. Mais je n’avais que de la monnaie : 7 euros. Il en a été déçu. Pressé – je dois le dire, ce qui m’arrangeait – il est vite reparti. J’ai juste eu le temps de lui demander son prénom. Christophe, c’est-à-dire « porte-Christ ». Parce qu’il y a une bonne nouvelle du Christ pour la famille, je crois résolument que la famille est, en le devenant, une bonne nouvelle.
Merci pour vos familles d’être ces écoles irremplaçables de la fraternité.

+ Olivier Leborgne, Evêque d’Amiens

Mgr Olivier Leborgne

Merci pour vos familles d’être ces écoles irremplaçables de la fraternité.